Dans la présente traversée du désert politique, un débat existentiel oppose le nationalisme autonomiste au nationalisme indépendantiste. Grosso modo, les autonomistes se situent dans la tradition de Lionel Groulx et les indépendantistes dans la succession de Maurice Séguin.
Nuançons. Si l’objectif de l’indépendance est partagé par certains tenants du nationalisme autonomiste, ils reportent constamment sa réalisation, quelques-uns par nostalgie identitaire canadienne-française, d’autres par calcul électoraliste. Alors que le sentiment patriotique est parfois faible chez les théoriciens indépendantistes, spécialement les défenseurs du nationalisme civique ; marginalement, il existe même des indépendantistes sans nationalisme.
Généralement, les nationalistes autonomistes se trouvent actuellement à la Coalition avenir Québec, au Parti québécois et au Bloc québécois ; les indépendantistes sans nationalisme, à Québec solidaire. Mais alors, où sont les nationalistes indépendantistes ? Surtout dans les limbes de l’abstentionnisme.
La contribution de Groulx
Lionel Groulx misait sur la splendeur héroïque de l’époque de la Nouvelle-France pour conjurer les conséquences de la conquête britannique de 1759. On lui est aussi redevable d’avoir centré le nationalisme canadien-français sur le Québec, contre le nationalisme canadien dualiste d’Henri Bourassa. Groulx entretint l’espoir qu’avec l’État incomplet acquis en 1867 le peuple canadien-français saurait s’émanciper.
Certes, Groulx avait envisagé la solution de l’indépendance dès les années 1930. Au fil du temps, jusqu’à la fin de sa vie en 1967, il l’évoquera cependant à plusieurs reprises sans jamais l’adopter définitivement parce qu’il estimait que les élites n’étaient pas prêtes. On retiendra du chanoine son amour indéfectible de la patrie, dont il rêvait la grandeur. Il faut cependant reconnaître que son hésitation concernant la destinée ultime du peuple témoignait d’une attitude attentiste. C’était l’effet d’une orientation de pensée façonnée par sa croyance chrétienne, qui promet le Ciel après la mort.
La contribution de Séguin
En contraste avec son prédécesseur, Maurice Séguin fit figure de celui qui apportait dans les années 1950 la Mauvaise Nouvelle : la capacité collective d’agir est irréparablement brimée au sein du régime fédéral. Au surplus, notre peuple était coincé dans un dilemme, affirmait-il : les Canadiens français étaient trop nombreux pour être assimilés par le Canada anglais, mais trop peu nombreux pour s’affranchir de lui. À l’optimisme pérenne de Groulx semblait s’opposer le pessimisme irrémédiable de Séguin.
Paradoxalement, la rigueur impitoyable de Séguin eut un effet positif : elle secoua le cocon trop confortable d’un nationalisme qui s’accrochait à la trompeuse autonomie provinciale dans le régime fédéral. Que Martine Ouellet appelle la Grande Illusion. Séguin démontrait logiquement que cet assujettissement structurellement déterminé de la nation minoritaire empêchait l’indépendance du Québec.
Le moteur de l’histoire
La vision du monde des deux historiens diverge : l’expérience réelle selon Séguin s’oppose à l’idéal persévérant selon Groulx. Le moteur du mouvement de l’histoire pour Groulx est Dieu, le créateur des grands personnages, c’est-à-dire les héros et les saints ; pour Séguin, c’est l’agir par soi collectif.
D’après Groulx, les Canadiens français devaient s’accomplir par la discipline personnelle offerte par la doctrine catholique. D’après Séguin, une fédération impose la subordination toujours recommencée de la nation minoritaire à la nation majoritaire dans tous les domaines, condamnant ainsi les Canadiens français à la médiocrité. Or, cette dernière suscite un complexe d’infériorité, voire de désespérance.
Et maintenant ?
Si Séguin était pessimiste quant à l’État provincial, incapable de faire aboutir le peuple à l’indépendance, n’était-il pas lui-même trop optimiste quant à sa destinée dans le régime fédéral ? En effet, comment croire à la durabilité du dilemme subi par la nation minoritaire, c’est-à-dire le maintien simultané de l’impossible indépendance et de l’impossible assimilation à la nation dominante ?
La situation actuelle — notamment notre génocide culturel par submersion migratoire planifié par le gouvernement du Canada — donne à penser que ce dilemme ne peut durer indéfiniment. La nation annexée se réduit à présent en nation désintégrée. Le temps d’un sursaut salvateur nous est compté.
En revanche, on constatera que le Canada anglais s’est déjà engagé très loin sur la voie de l’autodissolution avec sa sotte doctrine multiculturaliste, dite d’ouverture. Comme la boîte de Pandore ouverte qui libère tous les maux du monde. Créée pour éteindre la nationalité québécoise, cette doctrine s’est retournée contre lui. Entre autres, les puissances du monde se servent maintenant de leur diaspora canadienne pour imposer leurs intérêts au pays qui se targue d’être devenu postnational.
C’est l’angle mort de l’histoire en mouvement dont la prise de conscience favoriserait la subversion de l’étau imposé au peuple québécois par le régime canadien. Comment ? Par des gestes de rupture posés par un Québec guidé par des dirigeants lucides et vaillants. Ce conflit de légitimité, préconisé par Robert Laplante (L’Action nationale, mars-avril 2019, p. 140 et 144), renverserait la routine du rapetissement incessant de la nation québécoise en un élan d’émancipation irrésistible.
Retour sur l’obsession du référendum
Il manquait donc au mouvement nationaliste issu de la Révolution tranquille la volonté claire d’accéder à l’indépendance ; en conséquence, de se doter de l’instrument d’un État complet. Rappelons que Groulx espérait débarrasser le peuple canadien-français de son esprit de vaincu. Or, tétanisé par ses échecs référendaires, le mouvement souverainiste s’est contenté de promouvoir une approche technocratique de l’État. Le statut provincial de ce dernier facilitait ce mirage en sécrétant une microgestion ronronnante.
Le souverainisme a ainsi fait une plate fixation sur la social-démocratie (non qu’elle soit mauvaise en soi) parce qu’elle se présentait alors comme le substitut compensatoire inconscient de son irrésolution quant à la relance de la lutte d’affranchissement national. Dans ce contexte, les « lambineux » de tout acabit désignèrent un bouc émissaire : le référendum, qui n’était pourtant qu’un outil parmi d’autres pour mobiliser le peuple.
Exister
Inactif, le mouvement souverainiste a renoncé à l’objectif de l’agir collectif par soi, qui a entraîné la dénationalisation (phénomène maintes fois décrit par Mathieu Bock-Côté) après 1995, soit la perte de l’aspiration à l’être collectif en soi. En d’autres termes, le mouvement a finalement perdu sa sève essentielle : la fierté patriotique. On a donc assisté à un affadissement ou un rejet du nationalisme, et même à la manifestation de la haine de soi. L’identité ou la conscience d’être est pourtant la clé de voûte de la volonté d’agir.
Manque de volonté et perte d’identité participent en réalité de la même absence existentielle (du verbe latin existere, « sortir de »). Exister, c’est donc à la fois être et agir. Il faut régénérer la synergie des deux capacités intrinsèquement liées. « Sortir de soi » implique un saut audacieux et courageux dans l’inconnu à découvrir, explorer, maîtriser pour s’y dresser et s’élever. Le seuil du passage à l’indépendance tient donc du mysterium tremendum et fascinans, précisément du mystère de la vie et de la conscience, qui est à la fois bouleversant et fascinant.
Essentiellement, et parfois inconsciemment, les groulxistes reprochent aux séguinistes leur froide abstraction et leur pessimisme desséchant ; ces derniers, aux premiers leur fervent attachement à une identité présumée éternelle, qui n’appartiendrait qu’à un monde fantasmé.
Retour sur le statut du français
L’établissement du Conseil souverain la Nouvelle-France par le roi Louis XIV en 1663 dota la colonie des attributs d’une province française. Ainsi, s’appliqua dès lors l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui avait fait du français la langue de l’État depuis 1539.
L’infâme Acte d’Union de 1840 minorisait politiquement le peuple canadien du Bas-Canada et imposait l’unilinguisme anglais officiel de la documentation de la Chambre d’assemblée. Les patriotes des années 1830, qui se concentraient sur les enjeux économiques et politiques, n’avaient-ils pas sous-estimé les enjeux linguistiques ? D’où cette dérive : la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada de 1838 préconisait l’usage du français et de l’anglais — la langue de l’occupant ! — « dans toute matière publique » (article 18, le dernier). Projet de bilinguisme institutionnel, qui n’est qu’une étape vers l’anglicisation… repris par Pierre Elliott Trudeau 131 ans plus tard.
Pour une libération imminente
N’est-il pas venu le temps de conjuguer le meilleur des leçons de l’histoire apportées par Groulx et Séguin ? D’adopter une vision et une conduite non plus morcelées, mais intégrées ? Animant le double mouvement hélicoïdal enlacé de la rationalité organisatrice et de la créativité ardente propres à notre génie national.
Une indépendance sans nationalisme serait non seulement incomplète donc absurde, elle serait inutile. Afin de libérer notre peuple, qui se distingue par « son origine française et son usage de la langue française » (cf. la 52e des 92 Résolutions des patriotes), il faut le munir d’un régime républicain centré sur sa référence identitaire, placée au sommet de sa Constitution.
En gardant résolument le cap sur l’indépendance, on saisira ou provoquera toutes les occasions qui nous y conduiront. Au premier chef, la Charte de la langue française à restaurer et étendre pour établir un État vraiment français comme le souhaitait Lionel Groulx. Aussi, la Loi sur la laïcité de l’État à maintenir et étendre contre vents et marées. Comme le démontre l’histoire, le trajet vers l’indépendance ne sera pas une ligne droite horizontale. Toutefois, l’activation de toutes les spirales ascensionnelles formera finalement un faisceau libérateur.
Si l’on sort de soi, n’est-ce pas pour se retrouver, mais rehaussé, ennobli, transfiguré ?
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Bibliographie sommaire
Groulx (Lionel), Chemins de l’avenir, Éditions Fides, Montréal, 1964. Son essai d’adieux.
L’Action nationale, mars-avril 2019 : Dossier Séguin.
Séguin (Maurice), Les Normes, dans Robert Comeau (dir.), Maurice Séguin, historien du pays québécois vu par ses contemporains, VLB éditeur, Montréal, 1987.
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