Les fortunes royales en Belgique

Chronique de José Fontaine

Républicain convaincu, j’ai toujours évité avec le plus grand soin de critiquer le budget (10 millions d’€ aujourd’hui), qui permet au roi, au chef de l’Etat belge d’exercer sa fonction. Elle comporte un important volet politique ( le cabinet du roi), et un important volet « relations publiques ». Nous sommes bien une monarchie constitutionnelle et parlementaire, nous sommes même la première du monde après l'Angleterre, mais jusqu'à Baudouin Ier (mort en 1993), le roi a toujours occupé une place centrale dans la vie politique du pays. Ce qui différencie fort notre pays de l'Angleterre, des pays scandinaves et des autres monarchies européennes (bien moins politiquement significatives). Au départ, cependant, nous étions «en avance».
Les partisans de la monarchie prétendent d'ailleurs que la Belgique est le pays où le budget affecté à cette fonction de « chef de l’Etat » est le moins élevé, et je veux bien les croire.
On a appris mercredi que le roi avait acquis un yacht de 4,5 millions d’€ l’an dernier. Il n’y a là non plus rien de scandaleux en soi. Sauf, cependant, que le montant de la fortune du roi est le secret le mieux gardé du pays. Et que l'estimation modeste qu'on en fait (pour en préserver le caractère obscur), ne permettrait pas, à première vue, de s'acheter de tels joujoux.
Il y a aussi que le roi belge constitutionnel est un haut fonctionnaire. On admet facilement que les hauts fonctionnaires soient bien payés et aient un train de vie qui y corresponde. Mais de là à ce que leur fonction leurs permette de bâtir des fortunes colossales... D’autant plus que le roi des Belges, la dynastie belge, ont toujours tenu à apparaître comme une monarchie désintéressée, moralement au service du pays, cumulant ainsi le pouvoir et la vertu d’une manière quasi sacerdotale. Compatissante au «peuple» surtout au moment des crises... C’était le cas, en particulier, de l’avant-dernier roi, Baudouin Ier , dont a même évoqué un certain temps la canonisation. Une monarchie, ce n’est pas une collection d’individus séparés les uns des autres. C’est une famille, une dynastie, une collectivité dont les éléments ne sont pas séparables malgré l'écoulement du Temps. C'est un bloc comme Clémenceau le disait de la Révolution française. La dynastie vit dans le cadre d’une tradition forte. Eclipsant la démocratie belge, au moins symboliquement. Si les Belges apparaissent un peu niais dans le monde (alors qu'ils ne le sont pas), je crois que c’est principalement à ça qu'ils le doivent.
Une révolution démocratie détournée
La révolution belge de 1830 était une révolution démocratique bourgeoise. La dynastie belge n’est pas une vieille dynastie de droit divin (une vieille famille de sang royal), qui aurait dû s’accommoder de la modernité et des idées démocratiques. Le premier roi (un aristocrate allemand veuf d'une princesse anglaise de sang royal d'ailleurs appelée à régner), a été élu par le Congrès belge constituant. Un jour que j'avais été invité à en parler à Paris, c'est la chose qui étonna le plus: un roi élu! Du moins le premier de la lignée dynastique. Mais c'est que la Belgique était neuve et moderne en 1831. Les Constituants belges s’étaient d’ailleurs employés à réduire fortement le rôle de la monarchie, en en faisant (du moins selon la lettre de la Constitution), une monarchie « républicaine ».
La suite de l’histoire a bien été expliquée par l’historien Pirenne. Le premier roi Léopold I est devenu assez rapidement le personnage politique central du pays. Il est devenu tout aussi rapidement le premier actionnaire de la plus grosse société anonyme du Royaume (la Société Générale), tirant essentiellement son profit de la Wallonie, alors deuxième puissance économique mondiale. Nanti d’une très petite fortune en 1831 (quand il est choisi comme roi par le Congrès belge constituant: il n'est pas lui-même de sang royal et il ne possède que de 100 à 200.000 €, estime Pierre Lebrun), il devient en dix ans l’homme le plus riche du pays (à sa mort il possède des centaines de millions d'€). Même encore aujourd’hui, les historiens ont quelque peine à savoir comment il est parvenu à bâtir une telle fortune. On peut penser que les actionnaires de la Société générale ont « doté » le roi, qui savait y faire et dont ils espéraient sans doute qu’il créerait, comme on dit maintenant, la « confiance » à l'égard de la SA Belgique. Son fils et successeur, Léopold II, s’est lancé dans l’impérialisme colonial. Sa fortune, son prestige de monarque, certes constitutionnel et parlementaire, mais politiquement d'un grand poids, des prêts de l’Etat belge .. lui ont permis de bâtir un Empire colonial important (le Congo, une colonie de 2.345.000 km2, 80 fois la superficie de la Belgique), qu’il a exploitée comme un despote oriental. Il y a imposé une sorte d’impôt sur la force physique des malheureux Africains, les contraignant par la terreur à fournir du caoutchouc, objet alors d’une forte demande en Europe. La barbarie du système (10 millions de morts en 20 ans selon certaines estimations, morts provoquées par massacres directs de troupes exterminant des villages entiers avec tout le cortège des conséquences de telles exactions, il faut lire Les fantômes du roi Léopold II d’Hochschild, sur ce plan), a soulevé une telle indignation mondiale que la Belgique a repris la colonie au roi en 1908. Celui-ci ne la cédant cependant que contre une somme de 150 millions de francs belges d’alors qui doit coïncider à une somme évaluable entre 1 et 3 milliards d’€ d’aujourd’hui. Et sans donner d'explications sur les comptes de son Etat indépendant du Congo dont il était le souverain et l'unique propriétaire.
Albert Ier, son neveu et successeur, possédait également une fortune personnelle. Son fils Léopold III et les deux derniers rois des Belges (Baudouin puis son plus jeune frère Albert), ne se sont certes pas retrouvés sans le sou. Le premier a d’ailleurs fait assassiner Patrice Lumumba, le combattant de l'indépendance congolaise de 1960 peu après que celle-ci ait été acquise. On peut dire que les agissements de Lumumba menaçaient les intérêts de la Société Générale au Congo : une Commission parlementaire a établi récemment les responsabilités de l'ex-futur Saint Baudouin.
La République tout simplement
Je ne m’étendrais pas sur tout ceci si, comme tous les jeunes enfants belges, y compris ceux d’aujourd’hui, je n’avais appris à l’école primaire que nos rois étaient tout pour le pays. Léopold I aurait permis à lui seul à la Belgique d’être « grande » (c'est qu'écrivit en 1847, déjà, le journal L'indépendance belge, ce que pensaient les diplomates étrangers et ... Léopold I lui-même). Léopold II lui aurait « donné » une riche colonie, Albert Ier serait devenu un «Roi-Soldat» contre l’envahisseur allemand (image de marque fabriquée en France et en Angleterre, fin 1914, prodigieusement importée chez nous), et Baudouin un exemple chrétien de dévouement à la collectivité (quant à Léopold III, on en parlait moins, la Wallonie l’ayant fait abdiquer pour cause de collaboration avec Hitler, mais les catholiques, quoique souvent résistants, l'ayant - évidemment hélas! - défendu, cette partie de l'opinion le préserva). Comme tous mes petits camarades d'école, je le croyais et on a servi la même salade à mes enfants que j'ai parfois eu du mal à convaincre que cet enseignement mentait.
Ce symbole monarchique en Belgique a un tel poids que les Belges se voient eux-mêmes sans histoire, comme si rien de ce qu'ils étaient ne venaient d'eux-mêmes et ne valait rien. Il m'est arrivé que des étudiants me disent «Mais Monsieur Fontaine, si vous nous enlevez le roi, que va-t-il rester à la Belgique?». Les chefs issus du jeu de la démocratie sont finalement de peu d’épaisseur, mais aussi la Résistance passionnée du pays wallon, son auto-construction à travers les luttes sociales, le mouvement wallon lui-même tout entier etc. Ce ne sont pas seulement les personnages de notre histoire (même jusqu'à un certain point les artistes), qui sont relégués à un rang subordonné (*), c'est le peuple lui-même ou les peuples, les Flamands et les Wallons qui le sont. Ce sont les rois qui rendent grande la Belgique et non l’inverse comme le disait ce journal belge de 1847.
C’est à ce dogme et à cette infamie que les Flamands et les Wallons les plus conscients opposent leur nation et la République. Au-delà du conflit entre Wallons et Flamands, on peut voir aussi le passage de la Belgique à une association d'Etats souverains comme une simple entreprise de salubrité publique et civique.
José Fontaine
(*) Sauf, étrangement, Léon Degrelle qui, pourtant, selon Martin Conway, Professeur à Cambridge, n'est qu'une anecdote en notre histoire.
En tapant Monarchie belge sur Google on trouve les sources de ce que j'avance ici.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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