Entretien

Les effets du temps sur la politique et le défi de l’hospitalité

IDÉES - la polis


Dominic Desroches :
Q : Vous êtes actuellement professeur de philosophie à l’Université de Saragosse et vous écrivez des articles dans deux quotidiens espagnols. Vous êtes professeur invité à la Sorbonne et à l’Université de Bordeaux IV. Vos ouvrages sont traduits en plusieurs langues et vos propositions sont fort discutées. Nous vous savons lecteur assidu de Jürgen Habermas, de Ulrich Beck et de Niklaus Luhmann. Or, vous avez traduit des auteurs romantiques allemands et vous vous êtes intéressés à l’esthétique et à la littérature. Y a-t-il un fil conducteur qui relie ces différents champs d’intérêt? Sommes-nous dans l’erreur en pensant que votre travail s’inspire d’une réflexion fondamentale sur la nature des conflits dans les sociétés démocratiques?
Daniel Innerarity :

R : Aucun parcours biographique n’est le résultat d’une planification ; sa cohérence est plutôt reconstructive. Malgré son exagération un peu cynique, il est bon de ne pas oublier l’affirmation de Schopenhauer suivant laquelle les justifications rationnelles ne sont souvent que des reconstructions intéressées a posteriori, où les choses s’harmonissent trop bien et où il n’y a ni échecs ni improvisations. Je considère néanmoins que le fil conducteur de mes recherches se laisse comprendre dans l’objectif d’élaborer une philosophie de la raison publique qui réfléchit sur les problèmes de l’intersubjectivité et de l’espace commun.

Q: Vous avez déjà publié plusieurs livres en espagnol. Or, dans La Démocratie sans l’État, votre premier livre traduit en français et le second de votre trilogie éthico-politique, vous soutenez que l’État ne peut plus se penser aujourd’hui dans sa forme moderne. Pouvez-vous rappeler brièvement à nos lecteurs pourquoi la « nouvelle logique sociale » débouche sur une remise en question de l’État-nation?
R: Cette nouvelle logique sociale conduit à l’idée qu’il conviendrait de passer de l’idéal du gouvernement fort à ce que l’on pourrait nommer le « gouvernement faible du changement social ». Toute forme de gouvernement fort (souverain, procédant du centre vers la périphérie, de haut en bas, direct) est présomptueuse et peu réaliste. Or, dans ce contexte, la politique ne disparaît pas pour autant. Il n’est certes plus possible de recourir, pour résoudre tous les problèmes, aux mécanismes traditionnels de la politique, que sont le contrôle, la protection uniformisante ou la domestication sociale. La richesse d’un gouvernement est ailleurs, notamment dans sa capacité à promouvoir la coopération, dans l’attention qu’il porte à des critères comme la viabilité et la compatibilité. Sur cette voie, il paraît possible de donner un sens à la politique dans une société où se sont multipliés les processus d’auto-organisation et de fractionnement.
Les États conserveront un rôle, mais ils devront renoncer à leur prétention à l’exclusivité. Il n’est pas possible d’absolutiser l’alliance historique entre l’État national, le système économique et la démocratie parlementaire, comme s’il s’agissait d’une nécessité indépassable. Car la mondialisation ne se réduit pas à l’internationalisation de l’économie. Elle inaugure aussi une conception déterritorialisée du social, un monde où s’acquiert une signification en dehors du cadre déterminé par l’État. Il ne s’agit pas de renoncer au concept de gouvernement et de faire de la politique une activité totalement irrationnelle vouée à l’échec ou engendrant nécessairement des effets non intentionnels. Il faut plutôt reconnaître que l’intervention politique a perdu de son innocence et ne peut se redéfinir qu’au sein de relations réticulaires, comme une manière de coordonner par la délibération, et à partir de stratégies inédites d’action indirecte. Le grand défi consiste donc à imaginer des formes de gouvernement qui, dans les conditions d’une politique profondément décentralisée, soient efficaces tout en respectant les exigences démocratiques.

Q: Nous sommes bien d’accord pour dire que le rôle des États a beaucoup changé. Mais dans le même ouvrage, vous affirmez que « l’État ne peut être souverain qu’en renonçant à la souveraineté » (p.175). Qu’entendez-vous précisément par cette formulation paradoxale?
R: Le concept de souveraineté compris comme l’exercice illimité et exclusif du pouvoir politique cède progressivement la place à l’idée d’une souveraineté répartie entre diverses institutions – locales, régionales, nationales, étatiques et globales – et est, de ce fait, limité. Cela ne signifie pas que les frontières n’aient pas de signification politique ou symbolique, mais que l’idée selon laquelle elles sont le principal moyen de la délimitation spatiale est devenue extrêmement problématique. Dans un monde de relations globales, les communautés programment aussi peu leurs actions et leurs politiques que les gouvernants ne déterminent ce qui convient à leurs citoyens.
Cela vaut spécialement pour l’Europe ; dans un paysage politique post-westphalien, il n’existe pas de quantité fixe de participation démocratique et de responsabilité qui pourrait être répartie entre l’Union européenne, les États et les institutions infra-étatiques. La démocratie ne se convertit en jeu à somme nulle que si l’on suppose que le pouvoir politique se confond avec une unité définie territorialement : si le pouvoir a sa seule origine dans l’État, il est clair que le renforcement des institutions européennes ne peut qu’affaiblir le parlement de chaque État. Mais si l’on part de l’idée que les sociétés ont besoin d’une pluralité de scènes pour faire valoir leurs droits démocratiques, alors l’exercice du pouvoir politique aux niveaux supra-étatique, étatique et infra-étatique peut être compris davantage comme un élargissement que comme une limitation.

Le problème du temps politique
Q: Le temps est un problème majeur aujourd’hui. Dans Le futur et ses ennemis (2008), vous montrez, en reprenant des arguments déjà avancés dans l’Éthique de l’hospitalité (PUL, 2009), que le temps ne peut être négligé lorsque l’on réfléchit sur les conflits sociaux. Si l’interprétation du temps est difficile (nos pronostics échouent souvent), elle est néanmoins nécessaire à l’établissement d’une politique responsable. En accord avec la théorie des systèmes de Niklaus Luhmann (le développement se fait par différenciation et les systèmes s’auto-organisent eux-mêmes), comment, dans l’avenir, pourrons-nous composer avec les nombreuses « diachronies » qui attaquent le temps collectif? Si les sphères sociales se donnent des temps différents, nous sommes alors victimes des urgences de toutes sortes et nous devenons « malades du temps », pour parler comme la sociologue et psychologue Nicole Aubert (Le culte du temps, 2003). Nous passons ici de la politique à la psychologie et nous réalisons alors que le temps « éclaté » (pour reprendre le titre d’un livre du psychanalyste André Green) est devenu le problème politique le plus important. Qu’en pensez-vous?
R: La pénétration globale du temps abstrait a mis le temps au centre des préoccupations politiques et elle est un facteur susceptible d’expliquer une bonne partie des conflits de notre monde désynchronisé. La vitesse des processus sociaux représente une menace pour les sociétés démocratiques. C’est pourquoi la politique est obligée de se penser comme un gouvernement des temps, comme une chronopolitique[1]. Elle n’a pas seulement affaire à des espaces, à des ressources naturelles ou au travail, elle doit également gérer le temps, avoir une influence sur les conditions temporelles de l’existence humaine, équilibrer dans la mesure du possible les vitesses des divers systèmes sociaux et configurer un rythme démocratique. Une théorie critique des temps collectifs peut aussi aider à redéfinir l’idéal démocratique d’un autogouvernement régissant les conditions de l’existence sociale, qui sont envahies par des dynamiques de dépolitisation.

Q: Vous soutenez que l’apprivoisement de l’incertitude est la nouvelle tâche de la culture politique. Or l’urgence et la prospective ne sont-ils pas de même nature?? Comment sortir de la fusion et de la confusion entre les impératifs du présent et la sauvegarde de l’avenir? L’avenir n’est-il pas déjà l’affaire du présent
R: Dans le contexte de la complexité actuelle, la rénovation de la politique passe par une reformulation de l’anticipation cognitive du futur et de sa configuration. Il n’y aura de futur meilleur que si nous parvenons à nous en faire une image. Quand on désire modifier réellement le monde, le premier pas consiste à analyser correctement le présent, de manière à pouvoir se représenter les divers futurs possibles à partir de celui qui est considéré comme souhaitable.
Il ne s’agit pas seulement d’observer avec exactitude un environnement auquel il faudrait simplement s’adapter. Il faut aussi explorer toutes les possibilités d’anticipation et de configuration. Parler aujourd’hui, à une époque qui déguise son manque d’idées en improvisation intelligente, de gouvernement du futur, c’est prendre le risque d’être accusé de favoriser un étatisme planificateur. Les évidences collectives actuelles parlent de logique de la concurrence, de dynamique du marché et de contingence de l’évolution. Mais un tel monde, apparemment dérégulé, exige une planification et une anticipation, et ce, dans une proportion jusqu’ici inconnue.
L’idée traditionnelle de l’État souverain est certainement aujourd’hui très affaiblie, mais cela ne signifie pas que les sociétés doivent renoncer à leur désir de construire leur propre avenir. Le problème est que la configuration du futur doit maintenant être menée à bien de façon plus réflexive et avec la conscience de ses propres limites, c’est-à-dire d’une manière coordonnée et flexible, davantage par des régulations que par des interventions directes. Pour une telle conception de la complexité du futur, l’opposition entre marché et hiérarchie n’est plus d’aucune utilité, dans la mesure où elle requiert des systèmes de coopération entre acteurs multiples. Ce qui se perd en matière de souveraineté est alors récupéré sous forme d’initiatives et d’interventions. Pour élaborer un projet concerté, il n’est pas nécessaire d’avoir une idée déterministe de l’avenir. La perte du contrôle absolu de la société ne signifie pas qu’aient disparues les possibilités de la configurer en relation avec un futur souhaitable, ce qui implique que cette aspiration doit maintenant être menée à bien d’une autre manière, peut-être même plus démocratiquement et efficacement que ne l’étaient les planifications d’autrefois, soi-disant souveraines.

La société post-héroïque et le nouvel homme politique
Q: Nous vivons dans des sociétés complexes dominées par les spectacles et les gâteries. Or, le temps des héros – et Peter Sloterdijk est d’accord avec vous - est terminé. Achille et Hector sont loin, de même que Périclès. « Avons-nous déjà été révolutionnaires », demande non sans ironie Sloterdijk? Les « Pères de la nation », les grands leaders et les experts arrivent à leur crépuscule. Si l’épique disparaît de la politique et que celle-ci est menacée par l’indifférence et l’insignifiance, sa tâche, qui demeure primordiale, apparaît moins prestigieuse et moins intéressante. N’y a-t-il pas ici un risque que l’économie, plus sérieuse et engageante, gère la politique? Sommes-nous condamnés à vivre avec une « politique ironique », tout en renonçant aux efforts qu’implique tout combat pour la liberté?
R: Une société post-héroïque a besoin d’une politique qui s’exerce au-delà de l’alternative emphatique du pouvoir et de l’impuissance. Aussi bien dans le discours idéologiquement volontariste que dans le défaitisme néolibéral résonne l’écho des temps héroïques pour lesquels diriger signifiait commander absolument, où le pouvoir était une disposition souveraine, sans véritables interlocuteurs, sans aucun respect de la complexité sociale. Mais il y a bien encore une vie politique dans le pouvoir limité et dans l’impuissance bien gérée. L’échec de la politique, célébré par certains et regretté par d’autres, est une thèse qui ne peut être ni accréditée historiquement, ni mesurée empiriquement. Il arrive souvent qu’on discrédite la politique parce qu’on la rapporte au modèle d’une compétence inaltérable, comme si nous n’avions pas d’autre choix que de résoudre les problèmes sociaux par un pouvoir souverain ou de les abandonner à leur sort.
Il faut interpréter l’espace politique comme un espace qui doit être régi, plus encore que les autres, par une culture du provisoire, de l’essai et de la reconnaissance des divergences. Une politique ainsi comprise permet de configurer un domaine pour la résolution des problèmes au moyen de la thématisation continuelle des différences et de l’acceptation du caractère contingent de ses opérations. Plutôt que de disqualifier l’adversaire politique au nom d’une prétendue supériorité, l’objectif d’une politique post-héroïque doit être de développer le goût de l’apprentissage, de l’autocritique et de l’exploration de nouvelles possibilités. La nouvelle citoyenneté post-héroïque a été très bien résumée dans le portrait que fait Rorty de citoyens à la fois engagés et conscients de la contingence de cet engagement.

Q: À l’« ère » post-héroïque, quelles seront selon vous les « qualités » du politicien du futur?
R: Tout cela exige un changement radical dans la manière de comprendre la politique, qui doit passer d’un style normatif à un style cognitif, c’est-à-dire d’une attitude idéologique à une disposition à l’apprentissage. La reconnaissance de la contingence n’a pas pour résultat le manque de conviction mais l’articulation du savoir et du non-savoir, la relativisation du savoir disponible, de manière à ce que s’ouvre un espace pour de nouvelles connaissances. Il s’agit de transformer cette cécité latente face à la contingence en une conscience transparente de celle-ci. Un tel résultat ne peut être obtenu à l’aide de modèles prédéterminés, mais seulement à partir de structures de réflexion capables d’identifier les problèmes, d’éviter la redondance et d’établir des alternatives.

Q: Il n’y aura plus de sauveur du peuple, tandis que la gauche et la droite présentent désormais une fausse alternative, comme vous le montrez dans La Démocratie sans l’État. Or comment concilier, dans la sphère politique, le besoin d’attention médiatique et la fin des héros? Le nouveau politicien – Sarkozy et Obama par exemple – est-il une « star » inopérante dans un monde devenu spectacle? Pierre Rosanvallon a mis l’accent non sans raison sur la « contre-démocratie » (la politique à l’âge de la défiance repose sur l’omniprésence des mécanisme de surveillance), tout en s’intéressant récemment au problème de la légitimité démocratique. Un politicien, selon vous, dût-il apprendre quelque chose de son expérience, peut-il vraiment être crédible aujourd’hui?
R: De la politique, il ne faut espérer ni la solution définitive de tous les problèmes, ni le salut de nos âmes, mais quelque chose de beaucoup plus modeste et non moins décisif que ce qu’offrent d’autres professions très honorables : canaliser nos conflits sociaux les plus profonds pour, dans la mesure du possible, les résoudre ou, dans le pire des cas, ne pas les aggraver et attendre une meilleure opportunité. La politique est une activité civilisatrice dont la fin est de canaliser raisonnablement les conflits sociaux, elle n’est donc pas un instrument pour parvenir à la pleine harmonie sociale ou au consensus total, ni pour donner sens à la vie ou garantir la pleine liberté et son bon usage. Dans la transition d’une société héroïque vers une société qui ne l’est plus, il est nécessaire d’élaborer une nouvelle culture politique qui apprenne à apprécier la politique au point de ne pas lui demander ce qu’elle ne peut pas garantir. La désillusion qui naît du constat que des idéaux politiques peu réalistes ou mal formulés restent inaccomplis est, comme l’affirmait Bernard Crick, l’un des accidents du travail les plus fréquents en politique, dont nous devrions nous protéger par un usage circonspect de notre confiance.
Par ailleurs, la fin de l’époque héroïque est particulièrement visible dans le domaine de la direction et du leadership politiques, dont les limites se font sentir très nettement. Mais c’est justement dans cet espace que l’on doit penser une nouvelle manière de gouverner. Face à une politique obsédée par l’ordre, malgré toutes les demandes de contrôle et de sécurité suscitées par la modernité, il faut reconnaître que l’ordre social n’est pas le produit de la volonté politique mais le résultat émergent d’une évolution sociale qui est à la fois autonome et configurée politiquement.

Éthique de l’hospitalité, climatologie politique et écologie
Q: Confrontés aux problèmes écologiques d’une planète en crise, les politiciens ressembleront bientôt à des météorologues. On peut les imaginer, en 2030, condamnés à légiférer pour maintenir un climat sain et respirable dans leur région électorale. Vu de manière climatique ou atmosphérique (Sloterdijk), le problème de l’hospitalité a de l’avenir. Or, si on suit l’argumentaire que vous présentez dans l’Éthique de l’hospitalité – qui ne traite pas la question du climat politique –, les politiciens ne devront-ils pas avouer les limites de leur action directe (ce que nous appelons nos politiques sont en fait des compromis) sur le monde et s’intéresser davantage aux hommes oubliés (aux tiers) par leurs politiques? Que devrait retenir le politicien qui lira votre Éthique de l’hospitalité?
R: Nous nous trouvons au milieu de ce qu’on pourrait nommer « un monde sans alentours ». Quand les environs existaient, il existait aussi un ensemble d'opérations qui permettaient de disposer de ces espaces marginaux. Il fallait fuir, se désintéresser, ignorer, protéger. Elles avaient un sens, l'exclusivité du propre, la clientèle particulière, les raisons d'État…Et presque tout pouvait être résolu par la simple opération d’externalisation du problème, le passage à un « autour », hors de portée de la vue, dans un lieu éloigné ou vers un autre temps. Un « autour » est précisément un endroit où déposer pacifiquement les problèmes non résolus, les gaspillages, une décharge. Peut-être peut-on formuler, avec l’idée de la suppression des environs, le visage le plus bénéfique du processus civilisateur et la ligne de progression dans la construction des espaces du monde commun. Sans la nécessité que quelqu'un le sanctionne expressément, il est toujours plus difficile de « passer le mot » aux autres, aux régions lointaines, aux générations futures, à d'autres secteurs sociaux.
Sans environs, avec une distance potentiellement supprimée, le monde est articulé en une espèce d’immédiateté universelle. Les êtres humains n'ont jamais été si près les uns des autres autant qu’aujourd'hui, pour le meilleur et pour le pire. De la même manière que la protection de la sécurité se voit obligée de développer des stratégies plus intelligentes dans un monde qui n'est plus menacé depuis les alentours, la vigilance doit être aussi plus attentive à nos mécanismes d'exclusion. Pour être à la hauteur d'un monde agrandi (qui pourrait servir comme référant substitutif à l'idée de progrès, en substituant ainsi le critère du temps par celui-là de l'espace), il faudrait toujours se poser la question des exclusions que nos pratiques sociales pourraient être en train de provoquer. Le progressisme d'autrefois qui essayait de soutenir le cours du temps est aujourd'hui une spacialisation qui lutte pour maintenir la forme d'un monde sans environs, c'est-à-dire sans décharge, sans païens, ni tiers, ni absents.

Q: Cela dit, l’un des chapitres de votre livre à paraître s’intéresse à l’altérité d’un point de vue temporel. Vous soutenez que l’autre est différent de moi en raison de son utilisation du temps. Vous innovez : vous dites que l’altérité n’est pas dans l’espace mais dans le temps, et que le temps peut expliquer en partie nos conflits moraux. Vous avez lu Levinas. Pouvez-vous dire en quelques mots comment votre Éthique de l’hospitalité se distingue d’autres éthiques concernant le problème du temps pour l’éthique?
R: L’importance de ces questions apparaît clairement si nous prenons en compte la différence existant, quant à la configuration du temps, entre une société traditionnelle et une société moderne. Même si le pouvoir s’y exerçait aussi d’autres manières, les sociétés traditionnelles étaient structurées par les temporalités de la nature et de la religion. Dans une société moderne, en revanche, il n’y a plus de coordination naturelle, c'est-à-dire spontanée et objective, des temps. Au début de la modernité se constituent de nouveaux « générateurs de temps » (Rinderspracher[2]), comme l’économie, la communication, la technique ou le travail, qui impriment un rythme à la société et supposent une standardisation et une homogénéisation du temps à l’intérieur de chacun de ces systèmes. Le temps est désormais plus étroitement lié au pouvoir, qui le configure expressément, dans la mesure où il n’est plus régi par des cycles naturels ou des desseins divins. Parallèlement, la société industrielle différenciée se définit non pas seulement par sa grande capacité d’organisation, mais aussi par un haut degré d’exigence de synchronisation. C’est pourquoi le temps est devenu le grand thème de la modernité. C’est aussi pourquoi la maîtrise du temps reflète les structures de pouvoir d’une société. La discrimination entre les sexes, les conflits d’intérêts, les exclusions sociales, les formes subtiles de pouvoir s’articulent davantage en regard d’une domination du temps que d’une possession de l’espace.
À présent, en effet, il ne s’agit plus tant de conquérir des pays exotiques que de contrôler les ressources temporelles des autres. La maîtrise de l’espace a cédé la place au contrôle du temps : la chronopolitique est devenue plus importante que la géostratégie. On peut dire qu’aujourd’hui, les mécanismes d’exclusion sont moins des occupations territoriales que des appropriations du temps des autres, sous la forme de l’accélération, de l’impatience ou de l’absence de ponctualité. Voilà le nouvel axe des conflits sociaux : imposer le temps. Même si nous n’en sommes peut-être pas entièrement conscients, nous ne luttons plus pour nous approprier des espaces déterminés, pour tracer des frontières ou pour occuper des places, mais pour enlever du temps à d’autres, pour établir notre hégémonie sur le temps. Les frontières se créent par la vitesse et non plus par l’établissement, elles sont franchies par l’accélération et non plus par le déplacement.
Si cette hypothèse est exacte, il faudrait reformuler notre conception de l’exclusion, que nous avons l’habitude d’exprimer par des métaphores plus spatiales que temporelles. Les nouveaux étrangers ne sont pas ceux qui vivent loin, mais ceux qui vivent dans un autre temps. Les marges ne sont pas un domaine territorial, mais une catégorie temporelle. Quand la gestion du temps est une exigence importante, par exemple dans une société où il faut arriver à temps, se synchroniser, prévoir, décider au moment adéquat, etc., le temps devient une sphère d’opportunités sociales. Un exclu est quelqu’un à qui l’on ne permet pas d’ajuster son temps à un temps public dans lequel circulent les opportunités vitales, comme le pouvoir, l’emploi ou la reconnaissance. Le marginal n’est pas à la périphérie spatiale, mais il vit littéralement dans un autre temps.

Q: Reconnaissant le rôle décisif des médias en démocratie et la fascination contemporaine pour la catastrophe (certains écrivent sur la « civilisation panique », d’autres sur la « survie », d’autres encore sur la « manière américaine de faire la guerre »), peut-on envisager que des politiciens créent ou favorisent un « climat politique » spécifique?
R: Carl Schmitt disait que le souverain est celui qui peut determiner l’état d’exception, au sens où il a en son pouvoir la dernière décision, qui est de suspendre la normalité constitutionnelle. Cette idée peut aujourd’hui être reformulée de la manière suivante : est souverain celui qui bénéficie de l’état d’exception, celui qui réagit bien aux circonstances exceptionnelles. En fait, si nous regardons l’agenda politique sous l’angle des questions qui ont attiré le plus notre attention, ce qui a suscité les débats les plus virulents, nous retrouvons les circonstances catastrophiques, comme les incendies, les inondations, les sécheresses, et c’est sur les désastres de ce genre que s’agite le travail de toute opposition politique. Ceux qui exercent le métier ingrat d’opposition officielle savent bien qu’ils n’ont à leur disposition qu’une catastrophe mal gérée par le gouvernement et sur laquelle il convient de mettre en scène sa propre alternative. L’absence d’un véritable antagonisme idéologique a fait en sorte que la politique soit devenue une gestion de l’exceptionnalité ; autrement dit, ce qui est normal reste une affaire de bureaucrates, car là ne peut apparaître rien de politiquement rentable.

Q: Nous arrivons désormais à la dernière question. Nous avons beaucoup parlé du temps. Or, en admettant, on l’a vu plus haut, l’accélération du temps et notre passion pour l’aérien, il est devenu difficile de concilier la mission des écologistes avec les agendas des politiciens. Si l’homme a gagné sa course contre la nature (la nature restera limitée par ses cycles), l’homme n’est-il pas condamné à vivre en opposition à celle-ci? Du coup, l’écologie responsable n’exige-t-elle pas un ralentissement ou une adaptation de notre chronopolitique, de nos rythmes sociaux, afin de retrouver un équilibre essentiel au sentiment d’hospitalité?
R: Le problème de l’écologie est celui de la désynchronisation des temps des écosystèmes avec celui de la consommation. La destruction de l’environnement vient du fait que les cycles naturels de régénération se trouvent surchargés. Mais la question écologique ne pourra pas se resoudre avec l’hypothèse d’une nature absolument extérieure aux humains, mais en la considérant comme une partie du monde humain, c’est-à-dire d’un monde qui n’a plus d’« alentours », comme je l’ai expliqué plus haut. Savoir ce qui est naturel, quelle nature mérite d’être conservée, jusqu’à quel point la nature est compatible avec le bien-être et le progrès social, ce sont là des questions sur lesquelles nous devons aujourd’hui nous pencher et que nous devons chercher à résoudre en prenant en compte de nombreuses autres considérations. La nature ne peut plus être représentée comme étant située hors du champ de la politique, et cela précisément parce qu’on ne peut la définir qu’à partir de la multiplicité des natures possibles concurrentes. Le monde commun n’est plus le fondement indiscutable de nos accords, mais un objectif risqué et controversé que nous nous efforçons d’atteindre. Comme le disait Bruno Latour, le « livre de la nature », dont Galilée croyait qu’il était écrit en caractères mathématiques, est en réalité un ensemble de protocoles d’expérimentation que nous devons écrire dans de multiples langages, juridique, moral, politique et mathématique, etc. La nature doit faire l’objet d’une discussion publique, car discuter est justement ce que nous faisons lorsque nous ne savons pas avec exactitude ce qu’il faut faire, lorsque le travail des experts est terminé et qu’il reste encore beaucoup à faire.

***
Montréal, septembre 2009.
Biographies
Né à Bilbao en 1959, Daniel Innerarity est un philosophe espagnol original dont l’œuvre connaît, depuis quelques années déjà, un écho important. S’il propose une interprétation stimulante des transformations de la politique, il s’est aussi intéressé à la Théorie critique, à la sociologie des systèmes, au Romantisme allemand, ainsi qu’à certaines questions relevant de l’éthique, de l’esthétique et de la théorie littéraire. Il a publié une dizaine d’ouvrages, une somme importante d’articles scientifiques et publie encore, sur une base régulière, des analyses politiques dans deux quotidiens espagnols.
Dominic Desroches est professeur de philosophie au collège Ahuntsic. Il a publié en avril 2009 sur La Vie des Idées un article intitulé « La politique du temps ». Il y discutait les contributions de Sloterdijk (Colère et temps, 2007) et d’Innerarity (Le Futur et ses ennemis, 2008) au problème du temps politique. Ce thème a été ensuite retenu pour un débat auquel il participera avec Innerarity (Sloterdijk ne s’est pas montré disponible pour répondre à l’invitation répétée des organisateurs), à Lille, le 23 novembre 2009, lors de l’événenent Citéphilo.
Bibliographie de Daniel Innerarity (monographies seulement)
Le futur et ses ennemis, Flammarion-Climats, Paris 2008. (Versión española ampliada : El futuro y sus enemigos. Una defensa de la esperanza política, Paidós, Barcelona, 2009 ; versión reducida en euskera : Etorkizuna ezagutu eta taxutzea, Servicio de Publicaciones del Gobierno Vasco, Vitoria, 2009 ; trad. inglesa en preparación, Stanford University Press).
El nuevo espacio público, Espasa, Madrid, 2006. (Traducción italiana : Il nuovo spazio pubblico, Meltemi, Roma, 2008)
La sociedad invisible, Espasa, Madrid, 2004 (XXI Premio Espasa de Ensayo). (Traducción italiana: La società invisible, Meltemi, Roma, 2006 ; A sociedade invisível, Teorema, Lisboa, 2009 ; traduction française en préparation, Presses de l’Université Laval, Québec, Canada).
La transformación de la política, Península, Barcelona, 2002 (III Premio de Ensayo Miguel de Unamuno y Premio Nacional de Literatura, modalidad Ensayo 2003). (Traducción portuguesa : A trasformaçao da politica, Teorema, Lisboa, 2005 ; traduction française : La démocratie sans l'État : essai sur le gouvernement des sociétés complexes, Flammarion-Climats, Paris, 2006, préface de Jorge Semprun ; traducción inglesa : The Transformation of Politics. Governing in the Age of Complex Societies, ed. Peter Lang).
Ética de la hospitalidad, Península, Barcelona, 2001 (Traduction française : Éthique de l´hospitalité, Presses de l’Université Laval, Québec, Canada, 2009).
La filosofía como una de las bellas artes, Ariel, Barcelona 1995. (Traducción portuguesa : A filosofia como uma das belas artes, Teorema, Lisboa 1996).
La irrealidad literaria, Eunsa, Pamplona, 1995.
Hegel y el romanticismo, Tecnos, Madrid, 1993.
Dialéctica de la modernidad, Rialp, Madrid, 1990.
Praxis e intersubjetividad. La teoría crítica de Jürgen Habermas, Eunsa, Pamplona 1985.
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[1] La chronopolitique est « le gouvernement des rythmes sociaux ». Pour Innerarity, elle doit être comprise comme le gouvernement des temps (le pluriel importe ici). Pour cette notion, voir le troisième chapitre du Futur et ses ennemis (2008) où l’auteur étudie les modalités de la chronopolitique démocratique. (D.D.)
[2] Innerarity se réfère à l’article de Jürgen P. Rinderspracher « Wege der Verzeitlich », in Henckel, D (dir.)., Arbeitzeit, Betriebszeit, Freizeit, Stuttgart, Kohlhammer, 1988 (D.D.).

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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