Dans son très attendu et très en retard rapport de suivi de la situation linguistique sorti en avril 2019, l’Office québécois de la langue française (OQLF) nous livre, entre autres, une analyse de l’évolution de la langue d’enseignement au collégial. C’est un sujet chaud depuis de nombreuses années. On se rappellera que Pierre Curzi, alors député péquiste, avait réussi, en 2011, l’exploit de faire adopter dans le programme du Parti Québécois l’extension des clauses scolaires de la Loi 101 au cégep. C’était là un acte de courage, de lucidité, et j’oserais dire : de grandeur. On connaît la suite : l’élite péquiste a enterré la chose à la première occasion venue. Mais un problème ignoré ne disparaît pas pour autant. Malgré l’indifférence, la question du cégep français devient chaque année plus brûlante.
Sur cette question, sans surprise, l’OQLF tente de se faire rassurante. On la présente ainsi dans la synthèse qui ouvre le rapport (p. VI): « Trois tendances ont été observées entre 1985 et 2015 : 1) La proportion des nouvelles personnes inscrites fréquentant un collège francophone a oscillé entre 79 et 84 %; 2); Les nouvelles personnes inscrites de langue maternelle autre sont de plus en plus attirées par les collèges de langue française (de 25 à 58 %); 3); Les nouvelles personnes inscrites de langue maternelle française qui avaient fréquenté une école française au préscolaire, au primaire et au secondaire étaient proportionnellement moins nombreuses à s’inscrire dans les collèges francophones (de 96 à 93 %). »
Deux tendances positives ou neutres pour le français contre une tendance négative. Un bilan mi-figue mi-raisin donc, mais globalement en faveur du français, c’est ce que l’on doit comprendre. L’OQLF nous serine la même chanson depuis de nombreuses années (depuis toujours ?); appelons-la la chanson de la « vigilance ». Il s’agirait de rester « vigilant » et tout ira bien. Il faut comprendre que la « vigilance » est ici un code pour signifier qu’il est urgent de ne rien faire. Dormez braves gens, l’on s’occupe de tout.
Plus loin dans le rapport (p. 39), on prétend que « la proportion de celles (nouvelles personnes inscrites au collégial) fréquentant un établissement de langue française a fluctué entre 80,6 % et 81,5 % entre 2010 et 2015 ». Le mot clé ici est « fluctué ». L’OQLF prétend que les inscriptions dans les cégeps de langue française « oscillent » ou « fluctuent ». Cela est faux.
Les inscriptions dans les cégeps de langue française subissent plutôt depuis de nombreuses années une érosion. La « fluctuation » est toujours dans le même sens : vers le bas. Cette « fluctuation » épargne cependant les cégeps de langue anglaise. La situation est particulièrement grave à Montréal, où les cégeps de langue française ont subi une baisse de clientèle de 5,4 % de 2013 à 2017. Les demandes d’admission au premier tour dans les cégeps anglophones croissent beaucoup plus vite que le nombre de places offertes dans ces institutions. A contrario, les demandes d’admission dans les cégeps de langue française sont en forte baisse (-10 % de 2013 à 2017). Comprenons ceci : le mécanisme de financement des cégeps limite le nombre de places dans les cégeps de langue anglaise. Si ce n’était pas le cas, la baisse de fréquentation des cégeps francophones serait encore plus brutale qu’elle ne l’est actuellement.
J’ai obtenu du ministère de l’Éducation les derniers chiffres sur les nouveaux inscrits au cégep. Ces chiffres incluent la période 2018-2019 (l’OQLF a arrêté sa compilation en 2015).
Pour le DEC général (préuniversitaire + technique), l’on constate que le pourcentage d’inscrits au cégep français passe de 81,7 % en 2013 à 80,3 % en 2018, soit une baisse de 1,4 point en 5 ans. La baisse est d’environ 0,4 point par année. Toujours vers le bas.
Pour le DEC préuniversitaire, le pourcentage d’inscrits au cégep français passe de 75,7 % en 2013 à 73,7 % en 2018, soit une baisse de 2,0 points en 5 ans. La baisse, encore plus rapide que celle pour le DEC général, est d’environ 0,5 point par année. Toujours vers le bas.
Si on regarde maintenant le DEC préuniversitaire à Montréal seulement, le pourcentage d’inscrits au cégep français est de 53,2 % en 2018-2019. Si la tendance se poursuit, à Montréal, une majorité d’étudiants seront bientôt inscrits au DEC préuniversitaire dans les cégeps anglais. Toujours vers le haut donc…pour l’anglais !
Ce qui maquille quelque peu l’érosion de la fréquentation dans les cégeps français, c’est la stabilité des inscriptions dans les DEC techniques, un secteur bien plus important du côté francophone que du côté anglophone. L’ancienne division culturelle du travail, avec les anglophones accédant proportionnellement plus aux études supérieures que les francophones, est encore opérante au Québec en 2019.
Quant à l’affirmation que « les nouvelles personnes inscrites de langue maternelle autre sont de plus en plus attirées (sic!) par les collèges de langue française », cela ne tient pas la route non plus. La croissance du pourcentage d’allophones dans la population montréalaise en général, combinée au contingentement des places dans les cégeps anglophones, dirige « de force » de nombreux postulants aux études en anglais vers les cégeps français. « L’attirance » n’a rien à voir là-dedans. L’utilisation d’un tel vocabulaire par l’OQLF, aussi inadéquat que trompeur, est tout à fait déplacée.
Enfin, concernant le troisième point évoqué par l’QQLF en synthèse, notons qu’il est écrit en toutes lettres à la page 40 qu’« en 2015 les collèges anglophones comptaient une plus grande proportion de nouvelles personnes inscrites de langue maternelle française (28,2 %) ou autre (33,2 %)… que de personnes de langue maternelle anglaise (38,5 %) ». Ben oui, les anglophones sont maintenant minoritaires dans les cégeps… anglophones! Puisque la fréquentation du cégep anglais conduit souvent à fréquenter l’université en anglais et vers un emploi où la langue de travail est l’anglais, le gouvernement du Québec finance l’anglicisation à grande échelle de Montréal. Rien de moins.
Notre élite politique actuelle a peur du prix à payer pour mettre en place une « Loi 101 au cégep ». Mais ce faisant, elle a perdu de vu le prix payé, et payé en espèces sonnantes et trébuchantes, chaque année, en laissant pourrir la situation comme elle le fait. Ce prix –exorbitant – est l’effondrement graduel du système d’éducation postsecondaire de langue française et l’érosion du français comme « langue commune » à Montréal. L’actuelle mairesse de Montréal nous fournit d’ailleurs un aperçu éloquent de ce qui nous attend si le laisser-aller actuel perdure : le glissement vers la louisianisation et le mépris. Il faut agir.
Photo : ledevoir.com