Penser le Québec

Le temps du Québec est-il arrivé ?

Entre la méfiance, l’impatience et la confiance en l’avenir

Penser le Québec - Dominic Desroches

« On ne voit rien de juste ou d'injuste

qui ne change de qualité en changeant de climat »

Blaise Pascal
Ottawa connaît actuellement un tremblement de terre politique. Le séisme
politique provoqué par les conservateurs, s’il n’est pas encore une
secousse assez forte pour détruire l’édifice canadien, trouvera sa réponse
à la fin du mois de janvier. D’ici là, nous irons de spéculation en
spéculation sur l’avenir de la fédération victime des excès de la nature de
la politique. Si les changements climatiques commencent à influencer la
politique canadienne, certains nieront dans les éditoriaux la tempête de
ressentiment de l’ouest à l’égard du Québec, d’autres n’en comprendront pas
les raisons. Redevenu le « mauvais objet » de la fédération, le Québec sera
de nouveau gouverné par des libéraux fidèles à un pays en crise
climatique.
Dans ce texte, je m’interrogerai sur le temps du changement qui s’offre
aux Québécois. Je proposerai pour ainsi dire un essai de climatologie
politique, c’est-à-dire une réflexion sur les soubresauts politiques et
leurs effets sur le temps social et collectif. Je plaiderai pour une
intelligence nouvelle du Québec dans son rapport au temps de la fédération.
Mais je ne ferai pas cela sans rappeler en même temps à quel point il est
difficile de faire des pronostics et de prédire l’avenir en ces temps
d’incertitudes généralisées.
Qu’est-ce qu’un séisme politique ?
Un séisme se produit lorsque la terre, le lieu des hommes, se met à
trembler. En effet, se produit un séisme politique quand le sol des
pratiques n’est plus assuré et oblige une nouvelle interprétation. À
Ottawa, les pratiques de la démocratie ont été remises en question : le
parti minoritaire a décidé de clore la session parce qu’il ne pouvait
gagner le vote de confiance rattaché à la présentation du budget. Parce
qu’une coalition hétéroclite le menaçait, le gouvernement conservateur a
décidé sur un coup de tête d’outrepasser les règles habituelles et de
fermer à la hâte, avec la complicité obligée de madame la Gouverneure
générale, le Parlement. La raison : il anticipait la perte du pouvoir.
Agités, des députés conservateurs influents ont été jusqu’à accuser
publiquement le Bloc québécois, un parti élu démocratiquement par les
citoyens du Québec, de vouloir détruire l’unité canadienne…
L’analyse montre qu’il y a bien un séisme puisque le pouvoir ne relève
plus d’un parti qui a obtenu la confiance de la chambre et que son exercice
manque de crédibilité et de légitimité. Séisme encore parce que l’on refuse
de reconnaître le jeu de la démocratie en dénonçant le choix des électeurs
du Québec. Ce séisme s’exprime en même temps dans le fait singulier que la
politique canadienne se voit subordonnée à des impératifs économiques
globaux – la « crise économique ». Ce séisme unique en son genre pose la
question du temps politique actuel et du rapport que joue le Québec dans la
climatologie canadienne, car la politique a toujours été l’art de la
gestion du temps commun ou collectif.
La crise politique, l’interprétation ouverte du temps et l’accélération
générale du temps

Actuellement, le temps est à la crise. On veut agir, mais on ne le peut
pas. On veut se donner des activités alors que le ciel se couvre au-dessus
de nos têtes et nous en empêche d’agir à notre guise. En ces temps
difficiles, l’économie supplante la politique et rend ses activités de
gouvernance insignifiantes. Le commun des mortels se moque de la politique,
mais sans comprendre pourquoi les députés sont drôles à voir. Il ne voit
pas que les députés éprouvent un sentiment désagréable de panique devant la
gestion ingrate du temps.
Or les temps sont toujours des interprétations. Cela vaut aussi et surtout
pour les « temps politiques ». Ce phénomène récent de temporalisation de la
politique est devenu décisif parce que celle-ci connaît une crise sans
précédent : son mode d’opération exige du temps, alors que tout s’accélère
autour. La folie de la vitesse rend nos démocraties vulnérables aux
changements. Si la démocratie est lente, comme l’exercice juridique par
exemple, les individus, eux, veulent des résultats rapides en tout, y
compris dans les sphères qui requièrent du temps pour se réaliser. On veut
que la politique se déplace aussi rapidement que nos voitures, mais cela
est impossible, voire peu souhaitable. Gâtés par les avancées de la
technologie, les citoyens sont devenus impatients. Ils sont malheureux et
souvent cyniques parce qu’ils confondent le temps qu’il fait et ce qu’ils
veulent pour leur nation. Ils veulent tout illico, un gouvernement
majoritaire, une planète propre, de l’argent, un emploi et un pays !
Parmi les temps, on distinguera le temps individuel et le temps social. Si
le temps individuel correspond de moins en moins au temps social et
collectif, c’est parce que les individus peuvent vivre l’accélération du
temps dans le privé, alors que le public demeure soumis à la loi du nombre
et à sa nécessaire bureaucratie. Dans la vie privée, nous n’attendons plus,
tandis que dans le milieu social, qui est le lieu des services, le temps
d’attente s’allonge toujours. Prendre l’autobus nous paraît toujours trop
long, comme l’attendre devant un guichet de service ou la pause du médecin
à l’hôpital. Même le « connexion » à Internet, qui n’a jamais été aussi
facile en vérité, nous paraît de plus en plus longue. Le temps de
l'économie n'est pas le temps de l'écologie. Les médias, par Internet entre
autres, sont peut-être devenus l’icône de la norme temporelle, une icône
qui trompe, tout en favorisant la diachronie et la maladie mentale. L'un des
problèmes majeurs de la vie politique est que les médias qui la couvrent vont
beaucoup plus vite qu’elle et que ces derniers, n'obéissant qu'à la loi de
la présence en quantité, imposent un rythme que ne peuvent suivre nos
gouvernements.
L’impossible synchronie du temps politique en période d’incertitudes / les
effets de la postmodernité

Or on ne voit pas à quel point la politique démocratique exige du temps et
même des « temps » différents : un temps vécu, un temps de choix, un temps
de l’espoir, un temps de construction et un temps de rénovation. Jadis, le
temps de la vie sociale était le même pour tous, alors qu’aujourd’hui, les
activités humaines sont diversifiées, parallèles les unes aux autres,
contradictoires et diachroniques. Le pluralisme propre aux temps sociaux
rend la politique désagréable parce qu’elle ne correspond jamais à nos
attentes du moment. Si nous savions où nous allions jadis, par exemple au
début de la modernité, aujourd’hui tout va plus vite et nos décisions
impliquent plus d’imprécisions et d’effets imprévisibles qu’avant.
L’accélération du temps crée pour ainsi dire des hétérochronies,
c’est-à-dire des temps divergents, lesquels peuvent engendrer des conflits
sociaux. Cependant, si l’action politique est efficace quand elle est
synchronisée, concertée et unie, le rêve d’une cohésion des citoyens, dans
la différenciation et la complexité actuelles, apparaît comme une idée
désuète. La mode des « révolutions » est derrière nous parce que le monde
complexe qui est aujourd’hui le nôtre est rempli d’incertitudes et de
différences irréconciliables. La politique connaît une crise par son manque
de synchronie, c’est-à-dire son incapacité à rallier tout le monde. Les
antagonismes ne viennent pas seulement des idées, des partis et des
stratégies, ils viennent aussi de conceptions du temps et des conflits
impossibles à solutionner entre les temps individuels et le temps
collectif, qui est le temps du politique.
Le cynisme s’étend parce que nous avons le sentiment que la société ne
sera plus jamais unie et que la politique, en bout de ligne, change bien
peu de choses à nos activités quotidiennes et à nos vacances. Notre époque
complexe rend l’unité du peuple pratiquement impossible à réaliser. La
capacité à neutraliser la volonté générale est plus grande que celle de la
diriger, voilà ce que nous dit la contre-démocratie. Une des conséquences
importantes du temps des incertitudes que nous connaissons est notre
incapacité à prédire l’avenir. Voilà pourquoi nous devrons nous méfier des
auteurs qui écrivent à tous les jours ce qu’ils estiment être la vérité de
demain. Ils confondent leurs vœux avec leur rêve ; ce sont des impatients
qui se montrent incapables de construire l’avenir dans la confiance. Car ce
qui vaut aujourd’hui sera peut-être nul demain… telle est bien l’ABC de
toute futurologie politique.
Sur le temps de la souveraineté, l’impatience des convaincus et la
repolitisation lente du Québec

Si nous appliquons au Québec ces considérations générales de chronologie
et de futurologie politiques, nous pouvons déduire quelques points
importants.
Le Québec est tout d’abord confronté au défi de la diachronie politique.
Les critiques simplistes du modèle Québécois et de l’État providence
reposent assez souvent sur une mécompréhension de la pluralité des temps de
notre postmodernité. Les citoyens ordinaires et les critiques patentés et
impatients confondent à tort le temps privé avec le temps public, le temps
individuel avec le temps collectif. Les villes par exemple ne vivent plus
au rythme des villages et les personnes âgées ne vivent pas aux temps des
jeunes. Le Québec des années 1960 n’existe plus. La nostalgie des
révolutionnaires s’établit sur une confusion des temps. Le mouvement
national est aujourd’hui fragmenté, qu’on le veuille ou non. Entre
l’impatience et la méfiance envers la démocratie, il importe de trouver une
troisième voie.
S’il faut ensuite réhabiliter intelligemment une forme de nationalisme,
nous le ferons en tenant rigoureusement compte du temps de la vigilance, de
la méfiance envers les gouvernements – ils sont minoritaires -, et des
avancées importantes de la contre-démocratie. Cela signifie qu’un projet
national exige en lui-même du temps, beaucoup de temps, une opportunité (ou
une fenêtre) et une coordination exemplaire entre les principaux acteurs.
La confiance forte en l’avenir se construira dans l’innovation à même la
continuité historique. Si le projet national n’est plus aussi clair ni
prédestiné qu’avant, cela ne le rend pas impertinent pour autant. Ce n’est
pas parce que la souveraineté n’est pas sur les rails qu’elle ne le sera
jamais. Mais dire cela ne signifie pas que les personnes qui n'ont
pas leurs intérêts à la même place que nous sont des traîtres. Dire que la
souveraineté mérite plus d'efforts et de coordination en période
postmoderne, ce n'est pas refuser sa nécessité. La démocratie, qui trouve
sa vérité contemporaine dans la construction et la multiplication de
contre-pouvoirs, n'offre plus de voix royale à la construction des États
neufs.
Certes, cette vérité ne doit pas démobiliser les sensibles. La «
repolitisation » du Québec ne pourra pas s’accomplir dans la négation des
différences, ni la reconnaissance minimale des intérêts divergents.
Construire un pays ne repose pas sur une élection, ni sur un mandat. C’est
un projet qui exige le temps collectif, qui est toujours le temps public de
l’attente et de l’entente, un temps cyclique difficile à fabriquer, même
quand on est au pouvoir. Les volontés individuelles de briser le temps
collectif sont par définition les limites même du pouvoir du peuple.
Un danger : le retour de Cronos...
L’ennemi du Québec, si ennemi on tient à chercher, peut se trouver dans
les volontés individuelles anachroniques, c’est-à-dire les volontés de
briser le rythme du social. Le Québec doit trouver son propre chemin dans
l’accélération du temps contemporain. Autrement dit, il faut que le Québec
« prenne son temps » à même celui d’Ottawa. Contre une mondialisation qui
lui impose un temps qui n’est pas nécessairement le sien et une fédération
qui ne veut pas le reconnaître, au point de l’accuser de tous les maux, le
Québec doit se demander enfin comment réaliser, avec ses propres
politiques, une société capable de configurer son temps collectif. Quant à
savoir si le séisme ressenti à Ottawa la semaine dernière arrivera à
démolir la maison de la fédération, nul ne peut le dire.
Ce que l’on peut dire cependant, c’est que si le Québec ne trouve pas les
outils pour se créer un temps collectif, c’est-à-dire s’il ne réussit pas à
trouver son utopie à même les opportunités offertes gratuitement par la
crise actuelle à Ottawa, [Cronos reviendra lentement dévorer ses enfants…->11843]
Dominic Desroches

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches115 articles

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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