Le spectateur amusé, ou l’ironie contre la bêtise*

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La vie provinciale

*Recension de François Ricard, Mœurs de province, Montréal, Boréal, 2014
Le Québec est une province, même s’il a tendance à l’oublier, en se prenant souvent pour un pays, ce qu’il n’est manifestement pas encore, ou encore en se prenant pour une société modèle, à l’avant-garde de la modernité culturelle, appelée à éclairer la mondialisation par son progressisme exemplaire, ce qui n’est peut-être qu’une manière d’oublier ses défaites à répétition et de se donner l’impression d’appartenir au grand monde. François Ricard, dans ce très beau livre, se pose une question : en quoi être provincial conditionne nos mœurs? À l’écart de l’histoire, qu’il regarde plutôt en spectateur et sur laquelle il n’a pas grande emprise, le provincial dispose d’une certaine liberté, et d’un bonheur certain, qui n’est peut-être pas sans médiocrité. Tel est le point de départ de François Ricard dans ce beau livre, Mœurs de province, paru début 2014.
Le provincial est périphérique. Ricard a cette description du Québec : «une nation toute petite, minuscule, presque insignifiante, une simple province, en somme – mais dont la langue, le français, est une grande langue» (p.92). Et le provincial se surprend souvent qu’un homme venu d’une grande nation s’intéresse à son coin du monde, comme s’il en était soudainement grandi. Puisqu’on le regarde, il existe? Un historien qu’on ne cite plus ne disait-il pas que rien n’émeut davantage un Québécois que de lui faire la preuve qu’il existe? C’est ainsi, d’ailleurs, que François Ricard commence son livre, en demandant à un ami venu au Québec pendant quelques années, et reparti en France ensuite, ce qui l’avait intéressé chez nous. Comme s’il n’y croyait pas. «Pourquoi nous aimiez-vous au point de vouloir si fort vous établir chez nous? Cela nous ferait du bien de savoir» (p.17).
De sa province, François Ricard entend décrire et saisir la chose la plus insaisissable qui soit : l’air du temps : «ces mœurs de province ne sont rien d’autre, en définitive, qu’un livre sur la vie contemporaine» (p.11). Et ce qui agace François Ricard, heureux lecteur de Philippe Muray, c’est une modernité devenue folle, où on feint de se battre contre les forces d’un passé depuis longtemps vaincues, un passé qui bien évidemment, n’apparaît qu’à travers l’horrible caricature d’une maison des horreurs. On fait semblant de résister contre des démons fantasmés, et on se donne alors des titres de gloire : quel plaisir que le sentiment de marcher courageusement dans le sens de l’histoire sans «avoir aucun ennemi réel à craindre» (p.73). Ce qui agace Ricard, si je le comprends bien, c’est l’incroyable satisfaction des modernes qui présentent leur course aux modes les plus insignifiantes, et quelquefois tyranniques sous le signe de l’héroïsme absolu. Comment ne pas ressentir avec lui, ici, une certaine complicité?
L’Université n’est-elle pas le lieu privilégié d’une telle comédie, où domine l’esprit de sérieux, que Ricard moque en le présentant comme une forme d’humour involontaire? Ricard en sait quelque chose, lui qui y a passé sa vie. On connaît ces quelques professeurs qui se disent scientifiques mais qui sont souvent des idéologues fanatisés. Parmi d’autres choses, Ricard s’amuse ainsi de la mode toilettes non-genrées, qu’on présente généralement comme une victoire admirable contre la discrimination de genre, tout comme il égratigne la logique folle qui anime les politiques de discrimination positive. J’ai pensé à Ricard, récemment, en lisant Taguieff, qui disait que « le meilleur antidote à la bêtise, c’est peut-être l’ironie». Paraphrasons Raymond Aron pour parler de François Ricard : ne joue-t-il pas le rôle, devant l’époque qui est la nôtre, du spectateur amusé?
La réflexion sur notre condition provinciale conduit aussi Ricard vers le thème des petites nations et de la fragilité de la sienne, ce qui n’est pas surprenant chez un lecteur aussi attentif de Kundera, dont il fut d’ailleurs le préfacier à la Pléiade. Il y médite sur le déclassement mondial du français, autrefois langue impériale, et aujourd’hui, d’une certaine manière, langue provinciale, au moment où l’empire américain impose partout l’anglais. Pourtant, Ricard le dit bien: «nous savons obscurément, au tréfonds de nous-mêmes, que sans le français il ne resterait plus rien de nous» (p.93). Ricard médite sur la singularité de la littérature québécoise, à l’endroit de laquelle il se montre sévère, sans jamais, pourtant, se complaire dans je ne sais quelle cruauté méprisante envers les siens. Si Ricard ne pratique pas un nationalisme exalté, on sent chez lui, un patriotisme sincère pour un Québec qu’il présente quand même comme son pays (p.116).
Je l’ai dit, la critique de Ricard est celle de l’ironiste qui laisse aux autres le politique, comme s’il ne croyait pas à ce dernier. Il nous répondra probablement que l’esprit de sérieux est l’ennemi des libertés et qu’aucun homme n’est obligé de se soumettre à un camp. Vrai. Mais la vie politique n’est pas qu’une comédie et il n’y a aucune raison, par exemple, de parler du débat «burlesque» (p.17) sur les accommodements raisonnables, comme il le fait. Ne posait-il pas, par exemple, la question du régime politique? François Ricard jette sur le monde le regard d’un ironiste désenchanté, ce qui n’est pas sans valeur, mais on lui rappellera néanmoins qu’y jeter un regard politique n’est pas mal non plus. Se pourrait-il, pour le dire autrement, que le politique ne soit pas qu’un détail, et qu’être une province ou un État souverain change la donne lorsqu’on parle de l’épanouissement d’une culture?
J’en reviens au point de départ suggéré par Ricard: de quoi la vie provinciale est-elle le nom? N’est-ce pas une vie diminuée, justement, parce que la province, à la différence du pays, ne prétend pas embrasser l’universel, même si elle permet à ses meilleurs enfants de s’y projeter, à condition de s’arracher un peu aux siens, ce qu’ils s’empressent souvent de faire, comme s’ils portaient leur origine comme une tache? La Révolution tranquille n’a-t-elle pas porté justement la promesse d’une réconciliation de l’enracinement et du cosmopolitisme au Québec? Mais je pousse ici Ricard dans une querelle qui n’est pas la sienne, ou qui ne l’est plus. À moins que je ne me trompe? Car le titre même de l’ouvrage ne porte-t-il pas involontairement un rappel des conséquences culturelles de notre condition politique? On ne rappelle pas au Québec, en 2014, qu’il est province, sans lui rappeler implicitement qu’il aurait pu être un pays.
Dans un très beau livre, qui partait lui aussi de cette condition, et qui avait pour titre L’écrivain de province, Jacques Godbout examinait le monde et ses vastes querelles et se désolait souvent, et pas qu’à demi-mots, que le Québec n’en fasse pas pleinement partie. C’était l’époque, qui nous semble aujourd’hui si lointaine, où devenir un pays semblait l’aspiration la plus légitime qui soit pour les Québécois. Certains la combattaient, mais personne ne s’en moquait, comme le font aujourd’hui les urbains mondialisés qui s’amusent des patries. Peut-être ai-je mal lu Godbout, mais son livre était celui d’un provincial qui se prenait à rêver à ne plus l’être. Aujourd’hui, Ricard parle de sa province, et semble accepter qu’elle en demeurera une, au point même de ne plus se demander s’il pourrait en être autrement. C’est peut-être pourquoi ce si beau livre est aussi, à bien des égards, un livre triste.


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