On s’imagine que les djihadistes viennent de villes bombardées où la misère fait rage. On se représente des masses opprimées dans des logements insalubres aux allures de bidonville. C’est cette image qui a été immortalisée par de nombreux films, dont le dernier en date, Les misérables de Ladj Ly, risque de décrocher vendredi prochain quelques César du cinéma. Pourtant, la réalité est loin de correspondre à l’image fantasmée que l’on voit sur les écrans.
Lunel, une petite ville proprette de la banlieue de Montpellier, en est peut-être l’exemple le plus éloquent. En cette journée ensoleillée, ses façades resplendissent au soleil. Ses rues immaculées feraient l’envie des Parisiens qui slaloment entre les trottinettes, les mendiants et les crottes de chien. Certes, une partie du centre-ville aurait besoin de rénovations. Mais, à 20 minutes de quelques-unes des plus belles plages de la Méditerranée, les petits immeubles de quatre étages des cités des Abrivados, de La Roquette et de La Brèche sont bien entretenus. La médiathèque et les locaux des associations de jeunes sont flambant neufs. Entre un Quick Burger et une friperie, la mosquée El Baraka est elle aussi resplendissante. Construite en 2010 au coût d’un million d’euros, elle accueille entre 800 et 1000 fidèles chaque semaine.
Cette petite ville charmante est pourtant celle qui, en France, décroche le record du nombre de djihadistes par habitant. Dans cette municipalité de la grosseur de Baie-Comeau, une vingtaine de jeunes sont partis faire le djihad entre 2013 et 2014. Certes, la pauvreté et le chômage existent à Lunel. Mais toutes les études le montrent, l’embrigadement islamiste est rarement d’abord une affaire de misère économique et presque toujours une affaire d’idéologie.
En s’attaquant pour la première fois à ce qu’il a appelé le « séparatisme islamiste », le président Emmanuel Macron le reconnaissait implicitement cette semaine. Sa décision d’interdire les imams et les professeurs d’arabe détachés par l’Algérie, le Maroc ou la Turquie démontre à tout le moins un début de reconnaissance du problème.
Cela fait plus de trente ans que l’on ferme les yeux sur ces propagandistes d’un islam misogyne, homophobe et rétrograde qui sévissent impunément dans les écoles et les mosquées de France. Les premiers à sonner l’alarme, dès 2002, furent les auteurs de l’ouvrage Les territoires perdus de la République (Mille et une nuits) dirigé par l’historien Georges Bensoussan. Depuis, toutes les études n’ont fait que confirmer la thèse d’une islamisation de plus en plus massive des banlieues françaises.
Un temps, on a pu croire que le terrorisme islamiste était une simple affaire de « radicalisation » individuelle et de « loups solitaires ». Une dérive nihiliste de « pieds nickelés » à laquelle Daesh offrait simplement un débouché parmi d’autres. C’est notamment la thèse qu’a défendue le politologue Olivier Roy. Au lieu de combattre l’islamisme, les tenants de celle-ci préféraient parler de « déradicalisation » et s’en tenir à des thérapies individuelles dont on attend d’ailleurs toujours les résultats.
Depuis quelques années, les enquêtes fouillées n’ont cessé de démontrer l’inanité de ce point de vue critiqué notamment par le politologue Gilles Kepel. On ne compte plus les ouvrages venus confirmer qu’il se produit en France, avec 30 ans de retard, exactement ce que Kepel avait étudié au Caire dès les années 1980 : la montée du salafisme et d’un islam rétrograde qui réduit l’humanisme à une « survivance précaire », écrivait l’islamologue Mohammed Arkoum.
Depuis, le dossier à charge n’a cessé de s’alourdir. Qu’il suffise de mentionner l’enquête sur l’islamisation en Seine-Saint-Denis menée sur le tard par les journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Inch’allah, Fayard). Plus récemment, le chercheur Hugo Micheron (Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Gallimard) a interviewé plus de 80 djihadistes et montré que ces combattants n’auraient jamais pu exister s’ils n’avaient pu se mouvoir au sein de véritables « enclaves » salafistes bien installées dans les banlieues françaises. Réfutant le point de vue selon lequel le terrorisme islamiste peut surgir n’importe où, Micheron montre que la topographie du terrorisme est d’abord celle du salafisme et de l’islam radical.
Dans Les territoires conquis de l’islamisme (PUF), Bernard Rougier dirige avec un groupe d’étudiants d’origine maghrébine et parlant tous l’arabe une vaste enquête qui décrit minutieusement l’écosystème de l’islamisme. Un système qui, de la mosquée à la librairie, en passant par les commerces halal, « tend à enfermer l’individu en lui inculquant un recodage religieux de la réalité […] et en dénonçant l’islamophobie présumée de la société française ». Cette « imprégnation » n’est pas sans rappeler celles qu’ont pu produire le communisme ou le fascisme à d’autres époques.
D’aucuns diront que cet islam n’est pas celui que la majorité des fidèles musulmans chérissent et ils auront raison. À cela, l’écrivain franco-marocain Rached Benzine répondait que c’est néanmoins cet islam obscurantiste qui a été « enseigné toutes ces dernières décennies dans la plupart des lieux de diffusion de la doctrine et de culture de la piété ».