Mettons que ce n’était pas la surprise du siècle. L’annonce cette semaine du retour de Gerald Butts comme stratège au Parti libéral du Canada en vue de la campagne électorale qui s’amorce aura confirmé ce que tout le monde soupçonnait déjà. Sans son meilleur ami et bras droit à ses côtés, le premier ministre Justin Trudeau ne se sent pas toujours lui-même. Et ce dernier aura besoin de mettre toutes les chances de son côté s’il souhaite garder son poste cet automne.
Encore hier, un sondage Léger pour La Presse canadienne faisait état du défi qui attend les libéraux. Si le parti s’est relevé des pires moments de l’affaire Jody Wilson-Raybould — l’affaire qui a elle-même mené au départ de M. Butts en février dernier comme secrétaire principal au bureau du premier ministre —, il lui reste beaucoup de pain sur la planche avant d’être en mesure de contempler la victoire en octobre prochain. Pour l’instant, la perspective d’un gouvernement libéral majoritaire demeure éloignée, alors que les Canadiens profitent de ce qui reste de l’été.
La décision de ramener M. Butts n’est pas une démarche sans risques pour les libéraux. L’ancien camarade de classe de M. Trudeau à l’Université McGill suscitait la grogne de bon nombre de députés libéraux d’arrière-ban en raison du contrôle total qu’il exerçait dans le bureau du premier ministre. Plusieurs se plaignaient d’être incapables de parler à M. Trudeau sans que M. Butts leur en accorde l’autorisation préalablement. Et alors que la plupart de ses prédécesseurs se faisaient discrets et évitaient de mettre leurs patrons dans l’embarras, M. Butts cherchait sans cesse à contrarier ses adversaires politiques sur son compte Twitter.
Si Mme Wilson-Raybould l’avait plutôt épargné lors de son témoignage dévastateur en comité parlementaire l’hiver dernier — accusant surtout d’autres membres de l’entourage du premier ministre et l’ancien greffier Michael Wernick d’avoir fait pression sur elle pour infirmer une décision de la directrice des poursuites pénales concernant SNC-Lavalin —, M. Butts a tout de même démissionné de son poste afin, comme il l’avait alors expliqué, de ne pas nuire aux travaux gouvernementaux.
Le voilà de retour là où il a toujours voulu être. S’il ne récupère pas son ancien titre, pour l’instant en tout cas, M. Butts sera le principal stratège de la campagne libérale. Et tout indique que cette campagne ne ressemblera guère à la dernière. Les voies ensoleillées de 2015 ont cédé la place à une approche beaucoup plus prosaïque.
Déjà, en mai dernier, alors qu’il avait dit avoir quitté la politique, M. Butts affirmait dans une entrevue avec le Huffington Post que les libéraux ne pouvaient pas permettre que la prochaine élection devienne un référendum sur les quatre ans de M. Trudeau au pouvoir. Il faudra plutôt mettre les électeurs canadiens devant un choix pour l’avenir entre deux options très différentes, en dépeignant les conservateurs comme des extrémistes de droite.
Si la bataille semble perdue d’avance pour les libéraux dans les Prairies et si le Parti vert risque de brouiller les cartes en Colombie-Britannique, c’est en Ontario que la stratégie de M. Butts sera surtout mise à exécution. Le désenchantement des électeurs ontariens vis-à-vis du gouvernement progressiste-conservateur du premier ministre Doug Ford, dont plusieurs politiques relèvent du populisme de droite, y sera pour quelque chose. En associant le chef conservateur Andrew Scheer à M. Ford et au premier ministre albertain Jason Kenney, les libéraux pensent avoir trouvé la recette pour gagner en Ontario et au Québec.
Il n’en demeure pas moins que les hautes instances libérales comptent toujours bien peu de Québécois.
Le directeur de campagne Jeremy Broadhurst, la présidente du PLC Suzanne Cowan et les principaux conseillers (outre M. Butts, il s’agit de Cyrus Reporter, de Ben Chin, de Brian Clow et de Katie Telford) ne connaissent pas très bien les enjeux politiques au Québec. Les ministres Pablo Rodriguez et Diane Lebouthillier ont été choisis comme coprésidents de la campagne libérale au Québec, mais il reste à voir s’ils auront l’oreille de M. Butts autant que les ministres Naveep Bains de l’Ontario et Dominic LeBlanc du Nouveau-Brunswick, choisis comme coprésidents de la campagne nationale. (M. LeBlanc suit actuellement des traitements contre le cancer, mais il compte être de retour pour la campagne.) On s’attend à ce que le ministre François-Philippe Champagne, député de Saint-Maurice–Champlain, joue un rôle clé dans la campagne libérale au Québec.
Toutefois, le tout sera dirigé à partir d’Ottawa par M. Broadhurst, qui est originaire de Toronto et qui a été l’adjoint de M. Butts au bureau du premier ministre avant de devenir le chef de cabinet de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, en 2017.
Mais pour M. Trudeau, le retour de M. Butts est certainement ce qui compte le plus.