Les effets secondaires de l'annexion

Le Québec et ses X à l'ombre du mur

La critique de Kelly n’est pas plus conservatrice qu’une autre; elle est sévère

Livres-revues-arts 2011

Louis Cornellier, chroniqueur au Devoir, fait un travail essentiel : grâce à ses analyses et à ses critiques, souvent très justes, il fait découvrir aux lecteurs du Devoir et à leurs proches des essais qui autrement passeraient sans doute inaperçus. En raison de son importance, toute relative prétendra-t-il, il joue un grand rôle dans la diffusion des idées, encore faut-il qu’il présente correctement ces dernières, c’est ce qu’il néglige de faire dans sa critique d’À L'Ombre du mur — trajectoire et destin de la génération X du sociologue Stéphane Kelly.
D’après Cornellier, Kelly se livre plus « à une critique conservatrice de la société québécoise » qu’à « un portrait des X ». Compte tenu du caractère péjoratif que peut prendre le mot « conservateur », surtout dans le cadre du retour triomphal de la droite que semble caractériser le mouvement Liberté Québec ou la surabondance de pseudo-experts dans les médias, de Elgraby-Levy à Bock-Côté en passant par Duhaime, le terme qu’utilise Cornellier est trompeur. En effet, un collègue de Cornellier, Jean-François Nadeau, a fait récemment la critique d’un autre essai : Le Conservatisme au Québec, de Frédéric Boily, et comme il est normal pour les lecteurs du Devoir de sentir que leur journal est vigilant, l’épithète qu’utilise Cornellier pour qualifier l’essai de Kelly pourrait suggérer qu’il fasse partie de cette « nouvelle génération d’intellectuels de droite [qui] émerge », intellectuels dotés d’une « nouvelle sensibilité historique » (les expressions sont de Boily, que Nadeau avait reprises). Ce n’est qu’en terminant que l’on apprend que la vision conservatrice de Kelly est plutôt un inspirée d'un conservatisme philosophique modéré et non d'un conservatisme social, économique ou politique comme les lecteurs auraient pu faussement le présumer au début de la chronique de Cornellier.
L’essai de Kelly est donc à ranger dans une tradition critique amorcée par Arendt dans la Crise de la culture, car si Kelly se livre effectivement à une attaque en règle de ce que fut la Révolution tranquille, c’est dans l’angle du postulat suivant : le véritable progressisme social ne peut se réaliser qu’à travers un conservatisme pédagogique. La démonstration de Kelly de la structure du mur social contre lequel se frappent les «X» est une pièce supplémentaire, et sociologiquement importante, à ajouter dans l’arsenal qu’ont constitué
Baillargeon, Comeau, Chevrier et cie à travers leur résistance contre le Ministère de l’Éducation.
La critique de Kelly n’est pas plus conservatrice qu’une autre; elle est sévère. Et pourquoi l’est-elle? Parce que comme sociologue, Kelly montre à ses lecteurs que l’individu, quoi qu’il fasse, reste tributaire du social. Dans son portrait des «X», Kelly rend évident qu’à mesure que le tissu social se désagrège, l’agir de l’individu devient de plus en plus limité.
En faisant le portrait des «X», Kelly brosse également un tableau de la société québécoise et ce dernier n’est malheureusement pas reluisant. Parce que le Québec avait un grand retard sur les autres nations, en se débarrassant trop rapidement de ses traditions et de l’Église, il subit de plein fouet les dérives qu’engendrent la postmodernité et l’hédonisme de la génération lyrique(Ricard).
Ainsi, Kelly montre que la triade du Sex, Drug and Rock and Roll a parfaitement réussi à remplacer la triade religion, tradition et autorité en tant que modèle éducatif. Cette triade a ensuite généré son lot d’effets négatifs déstructurant dont ont particulièrement pâti les «X». Ces derniers vivent donc dans le ressentiment, et avec raison, il leur est difficile de s’épanouir dans les domaines familiaux et économiques et de prendre politiquement leur place, tandis que sur le plan spirituel, ils n’ont comme bagage que le «bon débarras» du catholicisme; comment peuvent-ils affronter la difficile extension du domaine de la lutte (Houellebecq) sur le plan sexuel et relationnel que la marchandisation de la société et le néolibéralisme ont instituée?
Les «X» auraient pu bénéficier d’un nouveau départ avec les deux référendums, mais ils ont encore une fois été les victimes de l’immobilisme de la société qui a été encore plus grave pour eux, l’État québécois étant en '81 aux prises avec une grave dépression au moment même où les «X» ne demandaient pas autre chose que de participer à la vie économique. Les X sont donc privés de participer à l’agir politique de la nation québécoise qui se sera littéralement enlisée tandis que les clauses orphelins les maintiennent dans la précarité.
En montrant la vulnérabilité des individus qu’occasionne une société en déclin, Kelly rend évidente la puissance de l’agir collectif dans les destins individuels. Derrière son portrait générationnel, c’est un plaidoyer pour un véritable électrochoc social que livre Kelly et il est évident que ce dernier passe par l’éducation; en montrant une génération incapable d’agir et de s’épanouir, Kelly nous livre l’amer constat que c’est la société québécoise qui est malade. Son constat sur l’école mérite d’être répété :

En effet, avant de prendre le grand tournant vers la modernité intégrale, à partir des années '60, elle transmettait humblement un certain nombre de savoirs et de vertus indépendantes de l’ordre capitaliste. Enseigner la philosophie, la littérature, l’histoire, le latin ou le grec ne visait pas à produire les futurs rouages de l’ordre marchand. En fait, la culture classique, qui idéalise maintes figures de courage, de bravoure et de sacrifice, avait infiniment plus de chances de former des Louis-Joseph Papineau, des Jean-Charles Harvey ou des René Lévesque que d’engendrer des spectateurs amorphes ou des consommateurs avides, pressés de jouir des fruits de la société de consommation.


Sont-ce là les propos d’un conservateur? Il me semble qu’il s’agit plutôt des propos d’un réformiste qui se désole que sa génération et les suivantes n’aient pas eu la droit à une éducation de qualité. Ainsi quand Kelly critique le système public, ce n’est pas pour faire l’apologie du privé ni pour faire la promotion du capitalisme, mais bien parce que sans moyens équivalents entre les classes sociales, la promotion de l’équité est une chimère. Chimère dont les «X» furent les premières victimes. Le mur dont parle Kelly est d’abord constitué d’ignorance et c'est ce mortier qu'il cherche d'abord à dissoudre. En disséquant l'origine du ressentiment des «X» à l'égard du social et de l'État, Kelly ne nous donne-t-il pas plutôt des outils pour défaire la démagogie conservatrice?

À l'Ombre du mur
Trajectoire et destin de la génération X
Stéphane Kelly
Boréal
Montréal, 2011, 296 pages


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    9 avril 2011

    Cher Engagé,
    Je tiens à vous remercier de ce texte (à propos du livre de Stéphane Kelly) qui illustre clairement l’immobilisme intellectuel québécois. Mais, contrairement à la majorité des gens de la génération X (dont je fais partie mais avec laquelle je n’ai jamais senti aucune affinité, ni avec aucune autre « génération » d’ailleurs), je n’ai pas besoin de la vigilance d’un « journal » pour me dire quoi penser et quoi lire. La liberté de penser, ça se pense et ça ne se dicte pas.
    Je n’ai jamais eu besoin, ni d’un journal, d’un père castrateur, d’un législateur ou d’un men(t)eur pour ressentir en moi la vigilance de la pensée.
    Lorsque que vous évoquez cette « nouvelle génération d’intellectuels de droite [qui] émerge », en faisant référence à l’épithète qu’utilise Cornellier, je rétorquerai qu’un intellectuel ne peut être de droite (à droite de la chambre ou du Père). Car la droite est droite et l’intellectuel (l’écrivain) est retors, tout en courbes et en détours, ceux de sa pensée, ceux de ses doutes. Alors que la droite va droit au but (get to the point, disent les Anglais, en ne pensant pas moins de manière oblique : « What I have, I keep. What you have, we negociate. »), le penseur n’emprunte la ligne droite qu’afin d’anticiper la courbe à venir, celle qui fera s’épancher sa pensée et la fera fleurir, émerger. La ligne droite n’est toujours qu’intention et ne doit servir qu’à toiser l’horizon, n’y rien voir mais y aller tout de même. La courbe rend le penseur aiguisé. Non pas méfiant mais tombant sans cesse dans la pensée aux aguets.
    Quand vous évoquez Hannah Arendt, vous faites allusion à l’idée que « le véritable progressisme social ne peut se réaliser qu’à travers un conservatisme pédagogique. »
    Là, je dois nuancer votre lecture. Le progrès est toujours pris ou nié d’un bloc. Il est vecteur d’aplatissement de la pensée alors que le mot progrès (du latin progressus qui renvoie à l’action d’avancer et non à celle d’évoluer qui, elle, doit être prise dans un contexte darwinien) gomme la réflexion et l’interpénétration des idées. Le conservatisme auquel vous faites allusion s’inscrit dans le même mouvement que le progressisme. A trop polariser le langage, on le fige et le cristallise dans des positions dont il s’accommode très bien. Le langage n’est pas bavard. Il se moule même à la bêtise!
    Vous avez toutefois raison de dire, en citant Kelly (que je n’ai pas lu), que les X (ceux qui ne savent pas signer un texte, ceux qui ne savent pas lire et apposent un X au bas d’un contrat, sur un bulletin de vote) sont anonymes et ne peuvent ainsi occuper l’espace public. Les X (dont je suis) sont nés, ont été bercés par un mouvement sans société. Les X n’ont pas d’identité car ils ont été pris entre deux feux. Ceux du conservatisme pédagogique, en en ressentant une nostalgie comme une libération, et une libéralisation des mœurs (liberté conventionnée donc orientée) à laquelle ils n’ont participé que comme spectateurs. Le Peace and Love des années soixante leur était interdit comme leur était proscrit le latin et le grec. Les X sont des illettrés de la pensée et du désir.
    Ainsi, dans les années soixante-dix et quatre-vingts, seule l’émancipation de la femme a réussi à maintenir l’espèce à un degré d’humanité sinon respectable, à tout le moins minimal, annihilant et la pensée avide de s’activer, et le désir (sa pulsion) cherchant à créer. Dans ce contexte, on a vite fait des X des anonymes. Trop petits qu’ils étaient pour baiser et vivre charnellement cette libéralisation des mœurs, trop grands pour se rappeler le « bon vieux temps » (le cours classique). Les X, dirait Freud, auraient été (on n’en est pas sûr) des êtres latents! Les X, des êtres en somnolence. Les X, des « Belles au bois dormant » qu’on a oubliées de réveiller d’un baiser!
    Et on leur a fait croire que l’histoire n’était qu’une « Grande Noirceur » (comme on leur racontait encore les histoires du “Bonhomme sept heures”, histoires auxquelles ils ne croyaient plus mais dont ils s’amusaient faute d’émancipation et d’identité) dont il ne fallait pas se souvenir, ce qui nous a conduits aux Y, infantilisés, violents et antisociaux, puis à la déliaison de l’être postmoderne, celui-là même qui n’existe plus mais qui s’apprête à prendre le pouvoir. Si le vingtième siècle a inventé le totalitarisme, attendez de voir ce que nous réserve le vingt-et-unième siècle.
    Quand vous citez Ricard (la génération lyrique), vous identifiez un phénomène extrêmement intéressant sur le plan psychologique. Eh oui! Le Québec est victime du retour du refoulé. Rien n’a préparé les Québécois à la pensée. Ni les éducations secondaire, collégiale ou universitaire des années soixante, soixante-dix ou quatre-vingts. Contrairement à la France qui, en pleine crise de la culture, s’invective par la pensée et, même truffée de non-dits, d’aplatissements multiples, n’en est pas moins critique envers elle-même et envers ce mouvement de civilisation qui entraîne l’homme à douter qu’il existe, le Québec tarde à réfléchir (à) son histoire et (à) son existence. Mais on ne peut pas dire non plus que le Québec ne pense pas. Il a simplement de la misère à écrire sans ressentiment, sans moralisme.
    Le Québec ne connaît aucun espace critique en lequel il pourrait se réfugier (un lieu de solitude, sans bruit, sans pensée. Un lieu où il pourrait prendre conscience que sa seule manière de se construire est de s’imaginer, de se créer, sans référendum ni justifications : « On n’annonce pas une révolution. ») pour penser son existence. Le Québec hait la pensée car elle lui rappellera d’abord et avant tout qu’il n’existe pas! Au sens vingtiémiste du terme, celui du concert (?) des nations.
    André Meloche