Le prix du redressement

Notes sur la reprise individuelle de notre langue et de notre culture

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Le défaut le plus répandu de notre type de formation et d'éducation :
personne n'apprend, personne n'aspire, personne n'enseigne... à supporter
la solitude »

« La valeur d'une chose réside parfois non dans ce qu'on gagne en
l'obtenant, mais dans ce qu'on paye pour l'acquérir, dans ce qu'elle nous coûte en
effort »
Friedrich NIETZSCHE
***
On le sait : il y a un temps pour chaque chose ; il y a un temps pour
parler, un temps pour se taire, comme il y a un temps pour se reposer et un
temps pour travailler. À présent, et l’on devrait tous s’entendre bientôt,
le temps doit être au travail, précisément au travail de redressement. Car
que l’on aime ou non le travail, il n’en demeure pas moins que c’est
toujours par lui que l’on modèle des êtres humains qui appartiennent à une
société, et cela reste vrai, que l’on accepte ou non les idées humanistes ou
que l’on se dise résolument postmoderne, hypermoderne, ultramoderne,
extramoderne ou supramoderne...
Si la critique de la « crise culturelle » s’impose, depuis au moins deux
siècles chez les intellectuels, comme la seule et unique manière de
percevoir notre rapport difficile au social, cela ne doit pas nous empêcher
de rappeler l’importance de choisir la qualité et de défendre la force
contre la faiblesse et le laxisme. Et ce n’est pas être de droite ni
réactionnaire que de valoriser l’excellence et la rigueur, la force et la
responsabilité, c’est-à-dire l’utilité de parler clairement, d’écrire
lisiblement et de se comporter adéquatement en société. Que ceux qui
refusent la nécessité d’un redressement le disent tout de suite et
publiquement, car si l’ajournement de soi n’est plus souhaitable, ceux qui
refusent les impératifs du travail ont choisi l’abandon. Ils choisi
l’abandon, c’est-à-dire l’asservissement volontaire, la honte et l’oubli.
Ce court texte veut présenter les quatre étapes qui assurent la reprise
en main de notre langue et de notre culture. Ici, il n’est plus tant
question de chercher à relativiser notre situation politique en Amérique ou
de discuter des réformes scolaires mais, au contraire et plus profondément,
d’accepter d’avoir à travailler pour changer quelque chose. Pour combattre
la tendance qui excentre et infléchit le Québec, il faut d’abord « sentir »
l’urgence d’agir avant qu’il ne soit trop tard, défendre le caractère
contre le laxisme, vivre publiquement en français comme si nous étions déjà
assimilés et sourire à la seule idée de ne plus jamais abandonner la
responsabilité que nous avons envers nous-mêmes, c’est-à-dire envers nos
parents et nos enfants.

L’urgence de sentir la délicatesse de notre situation
Si l’on veut vraiment changer quelque chose à la tendance du monde qui
tend vers notre minorisation, autrement dit si nous voulons produire plus
de liberté collective, il importe de sentir l’atmosphère et de faire
confiance à notre perception de la réalité, sinon il sera impossible de
saisir l’impératif de redressement que commande notre situation. Le nez
nous dit que la pollution olfactive atteindra sous peu ses limites ; les
oreilles nous rappellent que le français perd de la force sur le terrain et
que les fautes sont nombreuses à l’oral ; le goût nous indique qu’il faut
retourner à nos fourneaux et cuisiner avec les produits du terroir ; les
yeux nous montrent que la vie dans les villes est difficile et que les
œuvres d’art doivent être vues d’un œil nouveau ; le toucher nous indique
que nous devons nous rapprocher les uns des autres et travailler ensemble
pour construire une société plus humaine. Les sens de l’animal pointent
dans une seule et même direction : si nous refusons de nous assumer
nous-mêmes, il sera bientôt trop tard pour nous réveiller et nous dégager.
Revaloriser la force, le courage et le caractère
Confrontés au lent et imperceptible dépérissement de nous-mêmes, il
convient de revaloriser la force (morale et physique) contre la mollesse,
la faiblesse et la peur. En effet, s’il y une chose que la réalité ne peut
nous cacher, c’est qu’il faudra un jour accepter de souffrir pour assurer
le travail du redressement. Non seulement faut-il faire du sport, accepter
le combat, mais trouver le moyen de justifier l’importance pédagogique de
l’opposition. Qu’on le veuille ou non, comme nous l’ont appris les Grecs,
il y a le meilleur et les autres. Le retour à la mode des sports de combat à
Montréal, comme la boxe, témoigne peut-être d’une frustration du corps, le
grand perdant de nos réformes pédagogiques depuis trente ans et de la
montée de l’électronique.
Oui, il est vrai de dire que l’animal préfère toujours le jeu et le
plaisir à la souffrance, mais l’homme sait trouver dans le travail sa
récompense. Car il connaît depuis longtemps les valeurs du courage et de
l’honneur ; il sait aussi que ce sont ces valeurs, des vertus ou des signes
d’excellence morale, qui sont les motivations puissantes de l’action.
Pourquoi refuser de grandir par l’honneur récompensant le travail bien fait
?
La force et le courage se trouvent dans le caractère. Seul le caractère,
le roc en toute personnalité, peut nous maintenir droit face aux vagues qui
frappent sans cesse la coque de notre navire. Quand le vent se lève, les
plus forts ne cherchent pas le professeur : ils acceptent la tâche, ils
voient leur rôle et ils résistent à ceux qui s’inclinent et qui, par peur,
veulent reculer. Les plus forts en effet deviennent, par la force et le
courage de leur caractère, des modèles de redressement et d’espoir pour le
peuple. Ils ne demandent pas la permission d’exister et ne courent pas le
précepteur ou l’avocat car, comme le dit si bien Nietzsche dans Ainsi
parlait Zarathoustra
: « On paie mal un maître en ne restant toujours que
l'élève ». Oui, les plus forts se vaincront d’abord eux-mêmes et prendront
la route de l’avenir, celle de la hauteur, et non du rêve, de l’attente et
du mensonge.
Se tenir droit, tenir parole et vivre publiquement en français
Les citoyens les plus forts, ceux dont le caractère se manifestera en
pleine tempête, vivront publiquement en français car c’est pour eux la
seule manière d’être soi-même. Ils vivront en français comme si leur langue
et leur culture étaient déjà mortes, choses du passé. On reconnaîtra leur
force à leur physionomie : physiquement, ils ne plieront pas l’échine et
moralement, ils ne s’excuseront pas d’exister. Ils se tiendront droit et
regarderont devant, au loin, parce qu’il faut toujours regarder devant si
l’on veut atteindre des buts. Ils parleront leur langue vigoureusement et
avec fierté parce que si on ne la parle pas ainsi, cette langue, personne
ne voudra la partager avec nous.
Certes, loin de se replier et de s’enfuir dans la langue et la culture des
autres, ils chercheront au contraire à convaincre, à même leurs mots, que
l’avenir est droit devant et qu’il se dit en langue française, ce qui ne
les empêchera pas d’en parler trois, quatre ou cinq autres. Ils ne
répugneront pas à utiliser toute la puissance de la rhétorique pour
rassembler les citoyens et défendre, en Assemblée, la valeur de la liberté
et de la confiance. Ils ne refuseront pas la force de la raison pour
calculer et trouver leur profit. Ils sauront prononcer les mots nouveaux
capables de désigner ce que le monde peut encore attendre de nous.
Sourire, rire et ne jamais abandonner
Quand ils se coucheront le soir, ils seront fiers d’avoir valorisé toute
la journée durant le travail bien fait et d’avoir mis au centre de leurs
activités leur langue nationale. Ils ne répèteront pas cent fois les
petites phrases qui témoignent de l’humour du pauvre, ils seront plutôt
ironiques et souriants, car ils auront une fois pour toutes levé la tête et
choisi la réalité.
Ces grands résistants, ces êtres de caractère
exceptionnels, ces partisans de la justice, auront tous un point en commun
dans leur style : ils sauront se reconnaître, sourire, et rire de bon cœur
puisqu’ils auront choisi individuellement de ne plus jamais abandonner ce
qu’ils sont devenus.
Mais ils devront passer par la solitude, la grande
solitude. C'est par la solitude en effet que l'on apprend que la valeur
d‘une chose, son prix en quelque sorte, réside dans les efforts consentis
pour l’obtenir. Filles et fils du sursaut, ils auront réalisé le dégagement
et accompli le saut dans la liberté que permet, bien comprise, la
démocratie.
Cependant, si trop de citoyens refusent de reculer un instant, de prendre un élan et de sauter, alors nous assisterons impuissants à la désolation du peuple, un peuple qui aura refusé d’accomplir sa propre promesse.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie / Collège Ahuntsic
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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