« La nuit venue, l'athée cède presque
à la tentation de croire en Dieu »
Edward YOUNG
***
Nos ancêtres ont connu la conquête britannique en 1759. Ils n’ont pas
choisi délibérément la cage, encore moins la dépendance qui l’accompagne.
Depuis cet épisode éprouvant pour notre langue et notre culture, les
Québécois se trouvent confrontés à une histoire souffrante construite sur
des duplicités. Ou bien acceptent-ils de rester dans une cage, malades de
leur récit historique… ou bien décident-ils, avec fierté, courage, méthode
et organisation politique, d’en sortir afin de retrouver la liberté qui les
attend encore.
Dans ce texte, nous chercherons à mieux comprendre le versant caché de la
vie dans la cage. Si nous avons montré ailleurs comment se construit la
cage et comment y vivent les Québécois de jour, il convient de montrer que
le politique s’y réalise la nuit, c’est-à-dire quand les animaux intoxiqués
dorment au gaz. Nous voulons expliquer ici que les vrais enjeux politiques
ne sont pas audibles durant la journée, car la journée sert au bavardage et
à l’expression médiatique des commentaires qui masquent les vrais problèmes
politiques. L’erreur des politologues et des poètes du politique n’est pas
d’aimer la politique, mais de ne pas saisir que les véritables enjeux ont
leurs effets la nuit, quand les animaux, fatigués de tourner en rond dans
la cage, se sont enfin assoupis. Contrairement à ce que prétendent les
anciens ministres devenus journalistes de service, les spécialistes de la
politique diurne ou les experts télégéniques épris d’actualité, l’essentiel
du travail politique ne se voit pas, mais opère la nuit. En ce sens, notre
texte aurait pu s’intituler « politica in nuce », car il veut montrer que
c’est surtout la nuit que la cage se construit et que les pensées
politiques qui « attaquent dans le dos » entrent et font définitivement
leur chemin en nous.
Le sommeil dogmatique comme « opium » du peuple
Certes, il faut d’abord pardonner au travailleur de jour d’avoir le goût,
le soir venu, de dormir. En effet, et Marx l’a montré clairement, le propre
des esclaves du travail est d’avoir l’intention de dormir et non de
critiquer. Fatigués, épuisés, dépassés par leur condition, les esclaves
sont incapables de trouver la force de lever la tête afin de voir à
l’extérieur de la cage, tandis que les hommes libres, souvent intellectuels
et riches, font de leurs activités quotidiennes des moyens de libération et
d’asservissement des autres. Pour reprendre une idée de Marx : il y a ceux
qui travaillent comme des forcenés dans l’infrastructure, toujours en proie
à l’angoisse et à la peur de manquer d’argent, et ceux qui vivent en pleine
lumière, au niveau de la superstructure, heureux dans la liberté de penser
et d’agir.
Or, ne voyant que le manque de matériel, la souffrance et les rêves, les
esclaves confinés dans l’infrastructure discutent du salaire et des
avantages car, incapables de concevoir leur libération, ils veulent meubler
leur cage. De plus en plus près de leurs sous, ils refusent aujourd’hui les
possibilités de luttes syndicales et rêvent que le patron les comprendra.
Ils sont petits, repliés et écrasés par les dominants, ceux qui imposent
leur langue et les conditions de travail. Bref, le jour permet de survivre
et d’observer les riches et la nuit, espace de la peur, sert à rêver.
Sans surprise, on comprendra que les esclaves du travail refusent de
souffrir davantage : ils veulent le paquet tout de suite, ils cherchent à
devenir banquier immédiatement, ils souhaitent que la gloire vienne sans
davantage de travail, voilà pourquoi ils sont majoritairement épris de
billets de loto et de pensée magique. Les travailleurs québécois, pour une
certaine part, vivent dans un « sommeil dogmatique » : ils ne veulent pas
être réveillés parce que la réalité signifie encore plus de travail et de
rigueur. Ce qu’ils oublient, et il faut les comprendre, c’est que la nuit,
quand ils dorment enfin, ils sont alors vulnérables car ils sont immobiles
et sujets aux piqûres.
Les formes d’endettement volontaire comme paralysie nocturne
Certes, quand on veut oublier son état politique, on cherche d’abord à
consommer, c’est-à-dire à obtenir du matériel de compensation. Devenus
fétiches, ces objets matériels permettent d’apaiser provisoirement la
douleur et de changer le mal de place. Voulant meubler le plus rapidement
possible l’intérieur physique de la cage, les esclaves montrent une
tendance maladive à multiplier l’achat de biens de consommation, à acheter
même lorsqu’ils n’ont pas les moyens. Faute d’être, ces esclaves cherchent
à avoir. En fait, ils s’intoxiquent de jour dans la consommation de masse.
À ce sujet, il convient de relever que trop de Québécois ont choisi la
voie de l’endettement volontaire et que, ce faisant, ils se rendent
dépendants des autres. Comment cela se réalise-t-il ? La réponse est simple
: ils jouent au casino, ils achètent des biens en repoussant le plus
possible les paiements réels, ils empruntent de l’argent aux prêteurs, ils
repoussent le paiement du prêt étudiant, ils remplissent leur cartes de
crédit et s’avèrent incapables de payer les montants à la fin du mois. Ils
rêvent de richesse.
Soyons précis : individuellement, les esclaves ne sont plus capables
d’épargner et collectivement, le Québec s’endette envers Ottawa. Depuis les
transformations libérales du régime de prêts et bourses (les bourses sont
devenues de prêts), les étudiants s’endettent davantage et forment des
familles surendettées et moins libres. Collectivement, le Québec se trouve
pris en otage par Ottawa, car sa dette augmente et l’attache toujours plus
au fédéral. La dette publique immédiate du Québec s’élève à 135 milliards $
(environ 80% du Produit Intérieur Brut de l’État du Québec) à laquelle il
faut ajouter ce qu’il faudra payer plus tard comme « aliquota » (21,9%) de
la dette contractée par Ottawa auprès des institutions financières d’un
montant de 460 milliards $, environ 101 milliards. Pour un total cumulatif
de 236G $ (139% du PIB du Québec en 2006), la dette publique du Québec est
lourde. On le voit bien : la cage est le lieu de l’endettement individuel
et collectif.
La vérité est claire : trop de Québécois, par manque de maturité, par
intoxication volontaire et par incompétence économique, sont criblés de
dettes et ont par conséquent remis les clés de leur liberté aux banques,
aux institutions financières et politiques étrangères. Pendant qu’ils
dorment et qu’ils s’estiment riches, les frais d’intérêts s’accumulent et
pèsent de plus en plus lourd sur les épaules des esclaves…
Certains diront que cela n’est pas vrai et que tous les occidentaux sont
endettés. Ils ajouteront qu’un téléphone cellulaire, un ordinateur
portatif, une voiture et une maison en banlieue (des biens indispensables)
ne s’achètent pas en liquide... Ils seront fiers de dire qu’une télévision
est un bien précieux quand on veut voir les nouvelles, fatigués, vers 22
heures. Heureux de leurs découvertes, ils ne manqueront pas de préciser que
les dettes n’ont pas de frontière, qu’elles font vivre l’économie de la
collectivité et que de devoir de l’argent, somme toute, c’est exister, un
peu comme dans les films…
Devant tant de puissance intellectuelle, nous rappellerons quelques
évidences propres à la vie dans la cage : on ne peut rien construire avec
des endettés malades et intoxiqués, des citoyens qui rêvent et qui,
refusant la responsabilité individuelle, ne peuvent davantage se montrer à
la hauteur de la responsabilité collective. Celui qui doit de l’argent, qui
ne peut plus payer son forfait ou qui vient de recevoir l’appel du magasin
de meuble ou de la banque, n’est pas libre. Car être endetté, c’est
dépendre des autres, c’est être paralysé, être dans les chaînes,
c’est-à-dire se retrouver dans une situation où il faut demander la
permission pour vivre. Comme l’écrivait Étienne de La Boétie, qui agissait
comme conseiller au Parlement de Bordeaux, dans son [Discours de la
servitude volontaire->http://classiques.uqac.ca/classiques/la_boetie_etienne_de/discours_de_la_servitude/discours_servitude.html] :« Il est incroyable de voir comment le peuple, une fois qu’il est
assujetti, tombe soudainement en un si profond oubli de l’indépendance
qu’il lui devient impossible de se réveiller et de la ravoir ; il se met
alors à servir si indépendamment et si volontiers qu’on dirait, à le voir,
qu’il n’a pas perdu sa liberté, mais qu’il a gagné sa servitude »
Or, économiquement et politiquement, ce qui était vrai au XVIe siècle est
encore vrai au XXIe siècle. Les plus endettés de nous tous, ce ne sont pas
ceux qui doivent 234$ au Ministère du revenu, mais ceux qui, incapables de
payer les comptes courants, sont incapables de sortir de la pensée
politique unique, c’est-à-dire de la structure actuelle. En effet, quand on
est malade, intoxiqué et endetté psychologiquement, c’est-à-dire dépendants
du pouvoir en place, qui est le pouvoir des autres, la vie dans la cage
peut devenir atroce. Celui qui vote pour la statut quo ou celui qui refuse
tout changement politique en raison de son endettement ou parce qu’il a
peur, n’a pas l’esprit libre. Il ne voudra pas s’engager dans un projet
collectif s’il est incapable de sortir de son rapport de dépendance
maladive avec les structures actuelles. Endetté par l’esprit, il ne veut
pas sortir de sa petite cage impayée.
On l’oublie, nous qui assistons impuissants à la disparition du Québec
inc., mais l’enjeu politique derrière l’endettement est invisible et caché
: les deux formes d’endettement précisées plus haut déterminent le
comportement et les choix politiques de plusieurs citoyens québécois. La
nuit, dans la cage, nombreux sont les citoyens qui dorment dogmatiquement
(ils ne veulent pas se réveiller en raison de l’existence souffrante), tout
en rêvant à la fin de leur endettement, c’est-à-dire au retour de leur
liberté égoïste.
La tendance dangereuse vers l’asservissement volontaire et la
privatisation
Dans la cage de la fatigue et de l’endettement se produit la montée de
l’asservissement volontaire et de la privatisation. La privatisation, du
moins dans le monde économique, est le processus légal par lequel des
individus s’enrichissent au détriment de la majorité. La privatisation, qui
est un effet de l’amour des objets contre les idéaux de justice et
d’équité, correspond à l’esclavage des collectivités. C’est
l’asservissement volontaire aux intérêts privés. Sans surprise, la
privatisation des réseaux publics, celle qui divise et brise les liens
sociaux, se réalise toujours quand le peuple s’est assoupi, fatigué de se
battre pour ses droits. Elle repose sur la peur.
L’angoisse et la peur comme affects politiques nocturnes
Ces réflexions un peu désordonnées sur le sommeil dogmatique, les formes
d’endettement et leur corollaire dans la montée de la privatisation des
réseaux publics manquent encore d’acuité politique. Pour bien illustrer
notre thèse qui dit que la politique est une affaire nocturne, nous
montrerons que l’angoisse et la peur, qui caractérisent le comportement
politique actuel, proviennent de la domination de la nuit sur le jour.
En effet, ce que ne semblent pas comprendre les leaders politiques et le
grand chef de la meute, c’est que les citoyens ou les esclaves du travail
sont angoissés à l’idée de devoir choisir eux-mêmes leur destin. Non
seulement ont-ils peur de se tromper, mais ils dépendent viscéralement de la
duplicité des structures en place (provinciale et fédérale). Dans une cage
dont nous ressentons la froideur et les limites morales et physiques, nous
ne sommes jamais certains : les Québécois, qui redeviennent des Canadiens-
français, ont perdu confiance en eux-mêmes car leurs mouvements sont
officiellement déterminés de l’extérieur. Ils sont fatigués de se défendre
le jour et doivent accepter les politiques produites durant la nuit.
Confrontés à la peur d’être réellement ou de mourir définitivement, ils
sont obsédés par la « noirceur ». Ils en sont si obsédés que certains
votent - il s’agit d’un réflexe dans les circonstances d’ajournement - pour
que la « grande noirceur » revienne les déterminer de nouveau. Ils
recherchent la noirceur pour dormir enfin.
La nuit venue, le Québécois cède à la tentation de croire qu’il vaut
mieux dormir
Le politique se joue la nuit derrière des portes closes. C’est lorsque
les animaux dorment que l’on peut décider ce qui est bon pour eux et comme
ils dorment mieux la nuit, c’est la nuit que l’on prend les décisions. Si
l’on veut vendre un peuple aux compagnies privées, on prendra une nuit pour
décider. Si l’on veut vendre des richesses collectives, on se cachera
derrière un mur, on fermera les portes à clef et on tamisera les lumières
pour mieux voir ce qui est bon pour le peuple. Si certains rêveurs
attendent « le songe d’une nuit d’été » pour parler de liberté, c’est
notamment parce qu’ils ne se rappellent pas que les enjeux politiques se
déterminent la nuit, qu’il existe des « nuits de cristal » et que c’est
lors de la « nuit des longs couteaux » qu’une partie décisive de l’histoire
du Québec moderne s’est jouée. Depuis cette triste nuit, depuis que les
nuits permettent à certaines pensées de nous attaquer dans le dos, la
confiance s’est faite discrète et a presque disparu. Les Québécois sont
angoissés et incertains, ils ont peur, voilà pourquoi ils cherchent à
dormir le mieux possible toute la nuit, y compris la plus grande partie du
jour…
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
La nuit dans la cage
Sommeil, endettement et servitude dans la toxicomanie politique
Penser le Québec - Dominic Desroches
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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