Le pacifisme, maladie ou vertu québécoise?

17. Actualité archives 2007


Les Québécois ont-il le pacifisme dans les gènes? Au cours de leur histoire, ils auraient à peu près toujours refusé les solutions violentes, disent certaines personnes qui valorisent ce trait de caractère national. D'autres considèrent au contraire que c'est là la «maladie infantile» du Québec, une lâcheté qui se cache derrière un paravent de vertu. Voilà deux caricatures dont il faudrait sortir, protestent certains historiens. Les Québécois n'ont tout simplement jamais eu intérêt à faire la guerre, note l'un d'eux. Débat.

Hier midi, c'était le «Vendredi rouge» devant le parlement à Ottawa, une manifestation d'appui aux troupes canadiennes en Afghanistan. On a peine à imaginer un tel rassemblement devant l'Assemblée nationale à Québec.
Les récentes manifestations qui ont eu du succès au Québec sont plutôt celles favorables à la paix. Pensons par exemple à cette marée humaine qui, à l'hiver 2003, par un froid polaire, avait envahi les rues des villes québécoises pour faire «échec à la guerre». En effet, le 15 février, dans les grandes artères de Montréal, on compta de 150 000 à 200 000 manifestants : au prorata de la population, c'était une des plus grosses foules au monde à avoir défilé ce jour-là, s'enorgueillissait-on. Svend Robinson, alors député fédéral du Nouveau Parti démocratique, avait baptisé Montréal «capitale de la paix».
Un mois plus tard, le Québec était en pleine campagne électorale. Les trois chefs des partis politiques québécois (Landry, Charest et Dumont) avaient fait l'unanimité autour d'un seul sujet : ils arboraient tous fièrement un ruban en signe d'opposition à la guerre en Irak. Et cette opinion qui reflétait un «consensus québécois» a eu du poids. En septembre 2003, dans une entrevue à Harvard, où il enseignait à l'époque, Michael Ignatieff, actuellement candidat à la direction du Parti libéral du Canada, expliquait qu'une «des principales raisons pour lesquelles le gouvernement Chrétien a décidé de ne pas aller en guerre [aux côtés des Américains], c'était l'opinion au Québec, qui était encore plus opposée à la guerre que n'importe quelle autre partie du Canada».
Cet été même, le 6 août plus précisément, alors que le conflit Israël-Hezbollah faisait rage, les chefs souverainistes André Boisclair et Gilles Duceppe, accompagnés du député libéral fédéral Denis Coderre -- comme quoi «politics make strange bedfellows» --, ont participé à une grande manifestation «pour la paix» dans les rues de Montréal. Certes, l'événement a attiré moins de marcheurs qu'en 2003; de 15 000 à 20 000 tout au plus. Mais en soi, c'était énorme pour un jour d'été. Chose certaine, aucune autre ville du Canada n'en a fait autant.

À propos de la mission actuelle en Afghanistan, c'est encore au Québec qu'on enregistre le plus haut taux d'opposition de la fédération : toujours plus de 70 %, sondage après sondage. En fait, ce serait au pays de Hamid Karzaï que la possibilité d'une majorité pour Stephen Harper risquerait de s'évanouir. Dans le Globe and Mail du 5 septembre, le sondeur Allan Gregg, du Strategic Counsel, affirmait que lorsque «les "body bags" couverts de fleurdelisés vont commencer à revenir [d'Afghanistan]», le taux d'opposition à cette intervention atteindra des sommets au Québec. Et le taux d'appui au chef politique Harper, qui préside à la remilitarisation du Canada à coups de milliards -- des mesures très impopulaires au Québec --, pourrait plonger en proportion, croit Gregg.
Congénital ?
Ce pacifisme qui s'est tant manifesté récemment est-il congénital à la nation québécoise ? L'écrivain et ex-médecin Serge Mongeau, qui a entre autres popularisé au Québec les idées de «simplicité volontaire», croit que oui. Il le démontrait dans un livre publié en 1993 (Pour un pays sans armée, Écosociété). «Je n'y changerais pas une ligne aujourd'hui», nous a-t-il confié cette semaine. Selon M. Mongeau, le Québec (et avant lui le Canada français) s'est toujours montré «antimilitariste». À toutes les époques, argue-t-il, les Québécois refusent l'option des armes. Il cite entre autres six épisodes.
D'abord, à la campagne contre la révolution américaine, de 1775 à 1777. Les Canadiens français auraient alors été très peu enclins à aider les Britanniques du Canada à se défendre contre les attaques américaines. M. Mongeau souligne que des manifestations contre la mobilisation décrétée par les Britanniques ont même eu lieu à l'époque, notamment à Terrebonne, à Verchères et à Berthier.
Deuxièmement, la rébellion des Patriotes, en 1837 et 1838. M. Mongeau soutient que malgré l'appel de Papineau et d'autres membres de la «petite bourgeoisie [...], la grande partie de la population n'embarque pas, refusant une solution violente».
Son troisième exemple est la guerre des Boers, de 1899 à 1902 : les Canadiens anglais «veulent soutenir l'Empire britannique alors que les Canadiens [français] s'y opposent», explique-t-il. Le premier ministre Wilfrid Laurier se trouve alors devant un dilemme : «Qu'il aille dans un sens où dans l'autre, il perdra l'appui d'une moitié de son électorat.» Mongeau cite l'historien Michel Brunet : en s'opposant à toute «guerre extérieure», l'opposant de Laurier au Québec, Henri Bourassa (fondateur du Devoir, bien sûr), avait compris «les masses populaires».
Le quatrième exemple de M. Mongeau est moins connu : la vive opposition, en 1910, à la création d'une marine militaire au Canada. Dans sa lutte pour la suprématie des mers, «l'Angleterre avait fait appel à des renforts de ses colonies», rappelle-t-il. Contre Laurier qui voulait créer une marine canadienne, le Parti nationaliste d'Henri Bourassa fit voter, le 17 juillet 1910, une résolution dans laquelle il blâmait le gouvernement fédéral «de précipiter le pays dans la tourmente militariste, [...] de mettre en péril la paix du Canada et de détourner, pour la construction d'armes meurtrières et pour la préparation de guerres sanglantes, des millions destinés au développement de notre agriculture et de nos moyens de transport».
Le cinquième exemple est sans doute le plus emblématique du prétendu pacifisme congénital québécois : l'épisode de la première crise de la conscription, pendant la Première Guerre mondiale. M. Mongeau rappelle que la Loi sur la conscription de 1917, que les Canadiens français refusaient, fut accueillie par de nombreuses manifestations dans plusieurs villes du Québec. «On parle même de sécession à l'Assemblée législative du Québec», note-t-il. À Québec, les policiers tirent sur la foule lors d'une manifestation. Bilan : quatre morts.
Sixième exemple : le dilemme devant l'engagement dans la Deuxième Guerre mondiale. Pour se sortir de cette deuxième crise de la conscription, le gouvernement fédéral organise un plébiscite. Serge Mongeau voit dans les résultats de cette consultation populaire une illustration très claire du caractère antimilitariste du Québec : le Canada anglais accepte le principe de la conscription à 79 % alors que le Québec le rejette à 72 %. «Bien des jeunes Québécois [...] se réfugieront dans les bois ou se cacheront ailleurs, avec l'appui sympathique de la population», soutient l'essayiste.
En écoutant le sondeur Michael Adams, président d'Environics et grand exégète des différences entre le Canada et les États-Unis, on jurerait qu'il a lu Serge Mongeau tellement son propos colle à la thèse de ce dernier. Aux exemples de l'essayiste, il en ajoute quelques-uns. Remontant à la Nouvelle-France, il lance ceci : «Vos ancêtres français ont été beaucoup moins conquérants à l'endroit des Amérindiens que les autres colonisateurs.» Il s'attarde ensuite à d'autres périodes de l'histoire : «Cette revanche des berceaux, quand on y pense, c'était une stratégie pacifiste, non ? Faites l'amour, pas la guerre !» Le refus du terrorisme en 1970, très marqué dans l'opinion publique dès l'annonce du meurtre de Pierre Laporte, participerait aussi d'une allergie aux méthodes violentes.
La lâcheté et l'apaisement
Lorsqu'on parle de pacifisme, l'accusation de lâcheté n'est jamais bien loin. Michael Adams se souvient de commentaires faits par ses proches il y a quelques décennies à l'endroit des Canadiens français : «Ils disaient que les Français avaient peur de se battre», se rappelle-t-il.
L'émission Il va y avoir du sport, à Télé-Québec, cherchait à mettre le doigt dans cette plaie la semaine dernière en lançant cette interrogation provocatrice : «Notre pacifisme est-il pissou et angélique ?» Dans le camp de ceux qui répondaient oui, le jeune intellectuel conservateur Mathieu Bock-Côté et l'éditrice de Châtelaine, Lise Ravary, ont insisté sur la tentation de «l'apaisement» qui se trouverait dans le coeur de tout pacifiste. Il faudrait selon eux tirer la leçon de ce jour funeste de 1938, à Munich, où les démocraties, par faiblesse, ont préféré céder devant Hitler et Mussolini pour «préserver la paix» plutôt que de se tenir debout et leur résister. Résultat : malgré les concessions, l'année suivante, l'ogre nazi envahissait la Pologne et déclenchait la Deuxième Guerre mondiale. De nombreux pacifistes de l'entre-deux-guerres, dont la philosophe Simone Weil, ont exprimé publiquement (comme l'a déjà rappelé l'essayiste Jacques Dufresne), à partir de 1940, leur regret d'avoir systématiquement pris parti contre la guerre à cette époque. Parfois, il faudrait la faire; on n'aurait pas le choix. Devant l'islamofascisme contemporain, disent les critiques, les pacifistes québécois auraient des réflexes munichois : ils préféreraient «apaiser» plutôt que de se «tenir debout». Le texte de Barbara Kay, du National Post, sur le «Quebecistan» (qui a soulevé un énorme tollé au Québec en août), reprenait certains points de cette critique.
«Pacifique» et non «pacifiste»
Selon plusieurs chercheurs, toutefois, le terme «pacifisme» ne conviendrait même pas pour qualifier le parcours historique des Québécois.
Ce n'est pas par une espèce de passion constante et «moralement supérieure» pour la paix que les Québécois ont agi ainsi au cours de leur histoire, dit Béatrice Richard, historienne et professeure au Collège militaire royal du Canada à Kingston. «Non, c'est qu'ils jugent à chaque fois que les solutions violentes ne sont pas dans leur intérêt. Il faut observer, pour chaque épisode de l'histoire, quels sont les rapports de force en jeu», fait-elle remarquer. Ainsi, en 1775 et 1776 par exemple, les Canadiens français refusent de s'engager non par refus de la chose militaire mais parce qu'ils sont ambivalents devant un conflit qui oppose un ancien ennemi et un nouveau pouvoir britannique qui vient de concéder l'acte de Québec (1774).
Par la suite, à partir de la Confédération, les Québécois tentent, par le refus de l'engagement militaire, de résister aux pressions de la métropole, Londres. «Ils parlent de défense mais disent qu'il faut privilégier la défense du territoire et non pas la protection de l'Empire britannique. Leur attitude, notamment celle d'Henri Bourassa, est essentiellement anti-impérialiste et non pacifiste», explique-t-elle. C'est aussi par cette lorgnette qu'il faut comprendre la résistance à la conscription, surtout lors de la première crise. «On confond toujours refus de la conscription et pacifisme !», s'exclame Mme Richard. «Quand on lit les journaux de l'époque, on se rend compte que nombre de Québécois sont opposés non pas à la guerre mais à la conscription. Ils estiment que c'est une trahison du pouvoir central, qui aurait dû respecter le principe du volontariat.»
Ainsi, on aurait beaucoup exagéré, jusqu'à en faire un mythe, ce phénomène des cousins, des frères et des «jeunes garçons» qui se seraient réfugiés «dans les bois», dit-elle. On estime en fait à quelque 170 000 le nombre de Canadiens français ayant servi sous les drapeaux, dont 90 000 uniquement en provenance du Québec. Par ailleurs, si les Québécois ont si souvent refusé l'engagement militaire, c'est aussi, explique-t-elle, «qu'ils n'ont jamais vraiment détenu le pouvoir de décision en ces matières. Il est donc normal qu'ils se soient montrés plus critiques».
Et aujourd'hui ? Le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, refuse, tout comme Mme Richard, le vocable «pacifistes» pour désigner les Québécois. «Je dirais plutôt "pacifiques"», a-t-il dit récemment dans un entretien au Devoir. M. Duceppe conclut de ses nombreuses tournées au Québec que les Québécois ne sont pas opposés à toute intervention militaire. Aurait-il fallu intervenir au Rwanda en 1994 ? «Les Québécois diraient oui en majorité. Est-ce qu'on devrait mettre des efforts au Darfour ? La réponse serait aussi oui.»
Michael Adams est d'accord et ajoute ceci : «Il y a un militaire extrêmement populaire au Québec. Qui ? Roméo Dallaire.» Cette figure publique, selon lui, incarne peut-être le nouveau rapport que le Québec est en train de développer avec la guerre : celui du dépassement du Casque bleu, tenu dans l'impuissance et condamné à l'inaction, tant en Bosnie qu'au Rwanda. Un rapport non plus purement et simplement «postmoderne», dit Adams, mais disposé, parfois, à accepter le sacrifice de vies humaines. Si, évidemment, la cause est «véritablement juste». Béatrice Richard conclut en disant qu'en ce qui concerne l'Afghanistan, bon nombre de Québécois n'ont pas encore l'impression que le jeu en vaut la chandelle, que la cause est véritablement assez juste.


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