Le Devoir a gratifié ses lecteurs d'une série de reportages sur la diversité torontoise (29 et 30 mai 2010). On y présente des communautés cohabitant dans une société valorisant un multiculturalisme champêtre, bucolique, conforme à l'imagerie officielle d'un Canada de carte postale. On croit lire entre les lignes que le modèle canadien serait celui d'une société très en avance sur un Québec désavouant encore massivement les accommodements raisonnables au nom de la prédominance d'un nous historique.
Il ne fait nul doute que le Canada officiel, normalement associé au Parti libéral du Canada et à la fonction publique fédérale, cultive une telle image de lui-même. On se souvient de la formule de Paul Martin, qui faisait du Canada le «premier pays postmoderne». On sait aussi qu'une bonne partie de l'industrie philosophique au service du multiculturalisme prend le Canada comme modèle et théorise à partir de lui les exigences de la diversité. John Ibbitson a aussi parlé d'un «Canadian dream», celui d'un pays ayant apprivoisé avant les autres l'idéal d'une diversité authentique, à la tolérance supérieure, au cosmopolitisme sophistiqué. À l'étranger, on reprend aussi cette formule, Jacques Attali ayant déjà fait du Canada le «laboratoire de l'utopie» multiculturelle à venir.
Pourtant, derrière les légendes officielles, c'est un autre pays qui se dessine, qui a l'allure d'un laboratoire confisqué par de savants idéologues cherchant à expérimenter un nouveau modèle de société qui n'est pas sans rappeler l'égalitarisme forcené du dernier siècle. Au Canada, la «diversité» est la nouvelle figure fondatrice du lien politique, d'autant plus qu'elle s'accouple avec un chartisme sacralisé, qui vide le bien commun de toute substance. Car on ne peut imaginer un «bien commun» sans communauté de destin, sinon dans la reconnaissance redondante d'un pluralisme identitaire éparpillé. Il n'y a plus de collectivité, seulement des minorités revendicatrices qui réclament toutes une citoyenneté à la carte, qui se marchandise comme un bien parmi d'autres pour les porteurs d'identités multiples qui s'agitent dans le métissage mondialisé. On comprend que le Canada ne conteste d'aucune manière la conjugaison des appartenances: la sienne ne veut pratiquement plus rien dire.
Catégorisation régressive
Le multiculturalisme, on l'a souvent rappelé, malgré sa rhétorique de l'ouverture à l'autre, légitime un retour à une catégorisation régressive de la citoyenneté. Il la compartimente selon des critères ethniques ou raciaux en abolissant au même moment les distinctions culturelles. Il n'y a plus de Boliviens ou de Chiliens, seulement des hispaniques. Non plus de Vietnamiens ou de Cambodgiens, mais des Asiatiques. Et sous le prétexte de contester l'hégémonie d'une culture dominante, il encourage la multiplication des communautarismes radicaux en créant un dispositif technocratique et idéologique favorisant une désaffiliation identitaire accélérée.
Le signe le plus radical de cette désintégration diversitaire se trouve certainement dans cette école afrocentriste qui fait la fierté du multiculturalisme torontois et qui justifie son existence au nom d'une pédagogie thérapeutique de l'estime de soi. La falsification multiculturelle de l'universalisme accouche d'un ségrégationnisme subventionné par les fonds publics.
On connaît l'argument des défenseurs du multiculturalisme: loin de charcuter l'identité nationale, il lui permettrait de se recomposer en reconnaissant les nombreuses influences qui l'auraient façonnée. C'est la philosophie de l'accommodement raisonnable: il faudrait imaginer une identité collective sans point fixe, d'autant plus accessible qu'elle sera poreuse et sans contours clairement définis. Mais le Canada auquel on prête allégeance n'est plus qu'un passeport doublé d'une Charte.
Ce n'est pas au Canada historique que s'attachent les nouveaux arrivants, mais à une citoyenneté instrumentale qui leur assure la sécurité et la prospérité d'une société occidentale sans avoir à en prendre le pli identitaire. Aujourd'hui, il y a trois nations au Canada: les Québécois, les Canadiens anglais et les Canadiens de 1982. Les deux premières sont disqualifiées, la troisième a l'avenir devant elle.
Disons-le autrement: le multiculturalisme, d'abord mis en scène pour neutraliser le Québec, s'est retourné contre le Canada anglais. La chose n'est pas sans conséquences politiques: au moment de l'Accord du lac Meech, il était encore possible d'envisager une réconciliation historique entre la vieille nation française et celle qui l'avait conquise. Désormais, une telle chose est impossible, tout simplement parce que le Canada historique dans lequel avait pris forme la question québécoise a disparu. Le Canada dont les Québécois souhaitaient la reconnaissance n'est plus qu'un souvenir, de moins en moins présent par ailleurs.
Hypnotisés
Aux Québécois, on peut souhaiter, à moins qu'ils consentent à jouer le rôle de cobayes dans un pays qui n'est plus celui d'aucun de ses deux peuples fondateurs, de trouver enfin le moyen d'en sortir. C'est désormais la première responsabilité des souverainistes d'enregistrer cette mutation. Ils ne pourront le faire, toutefois, sans renoncer à un discours immaculé qui correspond en fait à la vertu des impuissants.
Les souverainistes ont longtemps été hypnotisés par le multiculturalisme au point de chercher à en fabriquer une version locale qui domine encore l'imaginaire des élites québécoises. À vouloir toujours se conformer à la rectitude politique, ils ont intériorisé l'idéal du pays dont ils veulent faire sécession. C'est de cette vilaine tentation qu'ils devront se délivrer. Ils en arriveront alors à la conclusion suivante: le multiculturalisme n'est pas un bel idéal qui a mal tourné, c'est un idéal néfaste qui n'aurait jamais dû exister.
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Mathieu Bock-Côté - Candidat au doctorat en sociologie de l'UQAM
Le multiculturalisme champêtre
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