Ce printemps, la Cour fédérale d'appel entendra une cause sans précédent au Canada et d'une importance cruciale pour la liberté de presse. Le Conseil des Canadiens - un organisme sans but lucratif de plus de 60 000 membres - y contestera la prise de contrôle de Southam inc. par Conrad Black et son empire médiatique, Hollinger inc.
Rappelons qu'en mai 1996, Hollinger avale Southam. Black s'empare d'une pléthore d'hebdos et magazines de même que de plus de 20 quotidiens, dont The Gazette, le Calgary Herald, le Vancouver Sun et le Ottawa Citizen. Aujourd'hui, Black contrôle 58 des 104 quotidiens du Canada et 43% du tirage. C'est 2,5 millions de foyers qui, jour après jour, sont exposés au «monde selon Conrad».
Ottawa n'a rien fait pour stopper le rouleau compresseur de Black. Quant au Bureau fédéral de la concurrence, il aurait approuvé la transaction en ne prenant pas en considération son impact potentiel sur la qualité de l'information. C'est cette décision que le Conseil des Canadiens veut faire renverser par les tribunaux tout en voulant provoquer un débat public sur un des enjeux les plus fondamentaux en démocratie: la liberté de presse.
Pour ce faire, le Conseil des Canadiens s'est adjoint un des avocats les plus réputés du pays, M. Clayton Ruby. Il entend arguer qu'une telle concentration de la presse est une violation de la liberté d'expression et d'information. Voilà enfin une cause où la liberté d'expression pourrait être réellement menacée.
Selon le Conseil et M. Ruby, le contrôle de Southam par Hollinger aurait un impact négatif sur la quantité, la qualité et la diversité des informations et des opinions disponibles aux citoyens. Pour le prouver, M. Ruby soumettra en cour une série d'études sur des journaux dont Black a pris le contrôle. L'une d'elles avance qu'à la suite du rachat du Regina Leader Post, 25% de ses employés auraient été congédiés, les profits seraient passés de 11 à 20% et l'espace réservé aux sujets locaux aurait été réduit.
Lors d'une conférence qu'il donnait récemment à Montréal, M. Ruby précisait que Black ne suit pas toujours ce «pattern», mais qu'il le fait souvent. Ce «pattern», c'est la course effrénée aux profits par les congédiements et l'augmentation de l'espace réservé à la publicité ou aux dépêches, de même qu'un certain contrôle des idées sociales et politiques.
Selon M. Ruby, Black n'impose pas «directement» ce contrôle des idées. Il embauche tout simplement des éditeurs qui partagent ses «opinions», de droite. Et peu a peu, journalistes et chroniqueurs en viennent à sentir qu'ils ne peuvent plus aborder certains sujets qui pourraient déplaire au grand patron.
M. Ruby avancera que cette dégradation quantitative et qualitative des informations et des opinions limite la liberté de presse et que, par conséquent, elle menace l'exercice même de la démocratie. Selon lui, la concentration de la presse sous Black est trop élevée: «Le danger est qu'on ne puisse pas avoir la même variété d'opinions qu'on aurait avec une propriété plus diversifiée ou qui n'embaucherait pas des éditeurs et des rédacteurs qui reflètent les opinions de Black, lesquelles sont d'extrême droite.»
Trempés dans le néoconservatisme et l'antisouverainisme féroces, certains des quotidiens de Black sont des journaux de combat pour la droite canadienne. Le 1er mars, un article de fond du Globe and Mail expliquait comment, par exemple, l'achat du Ottawa Citizen par Black avait débouché sur des positions éditoriales de plus en plus à droite.
Tout cela, évidemment, affecte aussi l'information au Québec. Au Québec, Black possédait déjà plusieurs journaux, dont Le Soleil et Le Droit. Depuis l'an dernier, il y contrôle le seul quotidien de langue anglaise, The Gazette. Depuis l'arrivée du baron de Hollinger, ce journal n'est pas devenu plus «anti-PQ» ou plus «anti-loi 101». Il l'était déjà, et depuis longtemps! La différence se mesure plutôt à la façon plus acharnée qu'il mène ses luttes et à l'embauche de clones idéologiques de Black.
Par certains de ses éditoriaux ou de ses nouveaux collaborateurs - dont Andrew Coyne et Barbara Amiel, l'épouse de Black à côté de qui Margaret Thatcher passerait pour une communiste ! -, The Gazette vire encore plus à droite. Sur la question du Québec, il porte compulsivement le flambeau de l'unité canadienne. La vision «pure et dure» de Black y est la règle et les analyses plus nuancées, l'exception. Prenant peu à peu les allures d'un bulletin paroissial nombriliste pour une communauté anglophone «persécutée» par les méchants séparatistes, The Gazette a même appuyé l'idée de partition... comme l'a fait Conrad.
Parce que The Gazette est la seule source d'information écrite pour de nombreux anglophones et allophones d'ici et parce que les médias anglo-canadiens et étrangers s'y abreuvent, on comprend l'importance de la cause pilotée par le Conseil des Canadiens. Comme Québécois démocrates - souverainistes ou fédéralistes -, on voit la justesse d'alerter l'opinion publique quant aux dangers d'un telle concentration. En entrevue, M. Ruby me disait que s'il a accepté cette cause, c'est qu'il la juge d'«intérêt public». Tout en reconnaissant qu'on se rend trop souvent devant les tribunaux plutôt que de se battre dans l'agora politique, il croit que cette poursuite est le seul moyen de soulever un débat qui ne se ferait pas autrement. Mais il sait aussi qu'il existe un danger. S'il perd sa cause, le pouvoir de Black sera perçu comme étant «juste» parce qu'approuvé par des juges - un des effets pervers de la judiciarisation à outrance de nos sociétés. Cela dit, M. Ruby reconnaît que nous serions mieux: protégés «si le gouvernement fédéral légiférait» pour limiter la concentration de la presse comme l'ont fait la plupart des pays occidentaux.
A cet égard, le Bloc québécois et les autres partis d'opposition doivent talonner Jean Chrétien pour qu'il adopte une législation stricte contre la concentration de la presse. Car si on ne prend garde, M. Ruby pourrait bien être devin lorsqu'il nous prévient que sans de telles limites, un jour, «le monde selon Conrad sera devenu notre propre reflet dans le miroir»...
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