Si l'humoriste Dieudonné doit demander un jour l'asile politique quelque part, ce sera probablement au Québec. Chaque fois que je remets les pieds à Montréal, je suis sidéré par la clémence, pour ne pas dire la naïveté béate, avec laquelle certains médias d'ici encensent ce personnage qui est devenu avec les années un des plus décriés de la scène politique française, toutes tendances confondues.
La dernière fois, je l'avais surpris à la télévision de Radio-Canada en compagnie de Pierre Falardeau qui prenait la défense du pauvre humoriste affreusement persécuté par ces (maudits) Français. Cette fois, son bref séjour en nos terres aura permis de lui fabriquer une aura de martyr. Un prix Nobel débarquerait à Montréal qu'il n'aurait pas droit à la moitié d'un tel traitement : une dizaine d'articles plus ou moins flatteurs dans la presse, des entrevues à la radio, sans compter une «grande» entrevue plus que complaisante (diffusée mercredi sur ARTV), évidemment produite par le Festival Juste pour rire.
La légèreté avec laquelle certains semblent considérer les déclarations du personnage n'a d'égale que leur ignorance. Car Dieudonné n'est pas qu'un humoriste. C'est aussi un citoyen qui ne se prive pas d'intervenir dans la vie politique de son pays. Quand on a le culot de vouloir se présenter à la présidence, comme prétend le faire Dieudonné (même s'il ne rassemblera jamais les signatures nécessaires à la validation de sa candidature), on ne fait plus seulement face à la critique artistique, mais à la critique politique. Bref, la complaisance n'a pas sa place.
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Il fut un temps où, comme ici, chacun en France aimait fréquenter Dieudonné. Son humour semblait rafraîchissant. Le personnage s'attaquait sans vergogne à des sujets jusque-là jugés tabous. Il y a longtemps que cette époque est révolue. Non pas parce que le Congrès juif et l'intellectuel Bernard-Henri Lévy l'auraient pris en grippe, comme le laissait entendre un chroniqueur la semaine dernière, mais à cause de ses propres dérives dénoncées par toute la société française, y compris la députée guyanaise Christiane Taubira, le comédien d'origine maghrébine Jamel Debouzze et le réalisateur guinéen Cheikh Doukouré que personne n'accusera de collusion avec Israël.
Avouons qu'il faut une inconscience hors du commun pour caricaturer un colon israélien en faisant le salut nazi et en criant «Isra-Heil !» comme l'a fait Dieudonné devant les caméras de France 3. Certains colons israéliens ont beau être des extrémistes, et la colonisation inacceptable, l'évocation d'un génocide qui causé la mort de six millions de Juifs est obscène.
Mais l'événement aurait été vite oublié si Dieudonné ne cultivait pas dans ses déclarations publiques tous les lieux communs de l'antisémitisme. Dans le Journal du Dimanche, en 2004, il accuse les Juifs d'être des «négriers reconvertis dans la banque». En voyage à Alger, en février 2005, il traite la commémoration des 60 ans d'Auschwitz de «pornographie mémorielle». En annonçant sa candidature à la présidence, en janvier dernier, il prend la défense du président iranien Mahmoud Ahmadinejad qui appelle à rayer Israël de la carte. Il défend la chaîne de télévision du Hezbollah Al Manar qui diffuse un feuilleton antisémite inspiré du faux document intitulé Le Protocole des sages de Sion. En passant, Dieudonné traite le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) d'«organisation sioniste d'extrême droite, qui convoque chaque année nos dirigeants pour leur communiquer leur feuille de route». Le pouvoir, l'argent, la manipulation, le discours de Dieudonné sur les Juifs n'a finalement rien de neuf.
«Je ne sais pas ce que pense Dieudonné des Juifs sur le plan personnel, mais il a de toute évidence un discours antisémite», me confiait la journaliste de la chaîne culturelle Arte Anne-Sophie Mercier, auteure de La Vérité sur Dieudonné (Plon). «C'est le cas lorsque parlant de l'intellectuel Bernard-Henri Lévy, il dit "Plus ils ont de fric, plus ils en veulent." Chaque fois, Dieudonné associe les Juifs à l'obsession de l'argent, de la finance et du pouvoir.»
Sans qu'on comprenne toujours pourquoi, l'artiste en veut aux Juifs pour le silence que garde parfois la société française sur la souffrance passée des Noirs et des Algériens. Or ce silence est de plus en plus une chose du passé. Contrairement à ce que répète Dieudonné devant des intervieweurs qui brillent par leur ignorance, les manuels scolaires français ne craignent pas d'évoquer le colonialisme et la traite des noirs. La France est d'ailleurs depuis cette année un des rares pays au monde à avoir instauré une journée nationale pour commémorer la traite négrière.
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Pourquoi une telle tolérance face à l'intolérable ?
Une partie de la réponse réside peut-être dans le peu de cas que nous faisons parfois de l'Holocauste. L'Europe n'a évidemment pas le loisir d'oublier ce moment de son histoire dont elle n'a pas fini de tirer les leçons. Même les États-Unis, qui sont pourtant du même côté de l'Atlantique que nous, ont intégré dans leur conscience collective le caractère exceptionnel de cet événement «fondateur» du XXe siècle qu'on ne peut assimiler à un simple meurtre de masse comme il s'en est tant produit dans l'histoire. Ce n'est pas toujours le cas au Québec où il arrive que nous fassions preuve d'insouciance. J'en veux pour preuve le silence à peu près complet de certains manuels d'histoire du secondaire non seulement sur la Shoah, mais sur les Hébreux, pourtant à l'origine du monothéisme et de notre propre civilisation.
Mais peut-être cette adulation béate n'est-elle finalement que l'effet du «lobby» de l'humour. Un lobby qui envahit un peu plus le Québec chaque année et qui semble même capable d'enrégimenter quelques-uns de nos meilleurs journalistes. Non, Dieudonné n'a pas été l'objet d'un «lynchage» en France comme on se plaît à le laisser dire depuis deux semaines. Il s'est plutôt pendu lui-même comme le soulignait avec justesse le journaliste du Nouvel Observateur Claude Askolovitch : «Il y a une jouissance de la chute chez ce comique, désormais incarnation du "nouvel antisémitisme", lâché par ses amis, conspué par la totalité de la presse et du monde politique. Un acharnement à dévoyer son talent, comme s'il fallait prouver l'existence de l'ennemi par son propre martyre.»
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