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Le Gouvernement des chefs par les chefs...

Chronique de José Fontaine

Le 19 novembre 1863, au cimetière de Gettysburgh, le Président des Etats-Unis Abraham Lincoln engagea ses concitoyens, sur le lieu d'une des plus meurtrières batailles de la guerre de sécession, à ce «que ces morts ne soient pas morts en vain, que cette nation, avec l'aide de Dieu, connaisse un renouveau de liberté, et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ne disparaisse pas de notre planète.» On dirait que ce voeu depuis quelques années n'a plus lieu d'être émis en Wallonie. Le régime y a changé. Les morts, ici, semblent être morts pour y avoir conforté le gouvernement des chefs pour les chefs.
Le remplacement du Président du Parti socialiste
Chaque fois que je décris à nouveau le système des partis chez nous (ce qui est bien nécessaire, tellement c'est singulier), je songe au Québec où la dépendance des mandataires aux élections est bien plus grande. Il faut bien voir, chers lecteurs Québécois que, en Wallonie, tout particulièrement, les Présidents de partis, chacun dans leur communauté, sont en réalité aussi puissants que le Premier ministre fédéral. Même si le système fédéral belge évolue en faveur de la priorité aux trois Régions (Wallonie, Flandre, Bruxelles), les communautés de langue demeurent. Du côté de la Flandre, le Premier ministre flamand est en réalité plus important que son Président de parti. Il s'exprime régulièrement sur la situation politique et compte tenu, bien entendu, de la conjoncture, de ses alliés politiques, il s'exprime comme un vrai chef de gouvernement indépendant.

Il n'en va pas de même en Wallonie. Cela tient au fait - qu'il faut sans cesse rappeler et je m'en excuse - que si les Bruxellois flamands sont peu nombreux et s'il n'existe qu'une seule entité fédérée côté Flandre, il en existe deux côté Wallonie et Bruxelles, dont je viens de dire le nom. Cette dualité explique en grande partie le pouvoir énorme des présidents de partis et le fait qu'ils confisquent l'autonomie de la Wallonie qui ne s'est jamais aussi peu dirigée depuis qu'elle est autonome, son personnel politique n'y étant plus réellement élu par la population. Le régime politique de Bruxelles est tel que, là, c'est le chef de file des élus bruxellois du parti qui a la majorité relative qui négocie la formation du gouvernement bruxellois. Tout cela n'est inscrit dans aucun texte, mais c'est une pratique de fait.
Election des chefs par et pour les chefs en Wallonie
Encore que dans le IVe Tome de l'Encyclopédie du Mouvement wallon, à l'article Elio Di Rupo, on peut lire que ce Président du PS, le parti qui emporte traditionnellement le plus de suffrages en Wallonie (car Di Rupo est toujours président, je vais y venir), désigne le Président wallon et les ministres de son parti qui siègeront dans son gouvernement, les présidents des autres partis désignant les autres ministres wallons. Philippe Destatte va plus loin - je l'ai cité récemment dans ces colonnes - en montrant que les présidents de partis et singulièrement le Président du PS, désignent non seulement les ministres, mais pèsent aussi très largement sur la constitution des listes électorales, de telle sorte qu'il n'est pas exagéré de dire qu'ils constituent à l'avance une part importante du Parlement wallon (certes l'électeur doit le ratifier mais aucun autre choix ne lui est proposé qu'entre des partis qui fonctionnent de manière tout aussi présidentielle les uns que les autres, sauf peut-être les Verts, moins atteints jusqu'ici). Tout cela avec comme conséquence que plus personne ne s'y retrouve, pas même ceux qui peuvent décrire ce système d'une rare complexité, propre aux Républiques aristocratiques, complexité qui, dans les faits toujours, écarte le plus possible le public wallon de toute influence sur la décision politique. C'est à tel point vrai qu'Elio Di Rupo lui-même, face à ces critiques, répond que les électeurs choisissent les partis. Et c'est vrai, mais les responsables, wallons en tout cas, aussi ministres et président de gouvernement qu'ils soient sont d'abord responsables devant leurs partis, non devant le public wallon. Et les médias parlent surtout des enjeux de la Belgique, de la Flandre et de la Communauté française, la Wallonie et la région de Bruxelles se partageant le maigre reste de l'intérêt un peu secondaire des communicants.
Qu'il s'agisse des ministres ou des parlementaires, les hommes politiques, sauf exceptions, dépendent très fort du Président de parti. Les citoyens wallons votent en réalité pour les partis qui, ensuite, font exactement ce qu'ils veulent. D'élection en élection la représentation des divers forces politiques ne changent guère au sein d'un Parlement que toute cette machinerie ligote aux tâches de gestion. Le Parlement wallon, au fond ne fait que peu ou pas de politique, celle-ci étant de la compétence exclusive des Présidents de parti. Le Mouvement du Manifeste wallon dont je fais partie a décrit cette situation dans un bref article auquel presque rien ne doit être changé même s'il a été écrit il y a un peu plus de deux ans avec d'anciens Présidents wallons (d'ailleurs socialistes), mais qui avaient plus d'indépendance. Il faut vraiment lire ce texte en voie de devenir un classique.
Jeudi on a appris le nom du nouveau chef

Dans le cas du PS, les choses n'ont pas à être caricaturées, elles sont caricaturales. Le Premier ministre belge, Elio Di Rupo, a beau occuper la fonction politique encore la plus importante en Belgique fédérale (elle risque de ne plus l'être longtemps au rythme des transferts de compétences aux entités fédérées), il a gardé à ce poste, celui de Président du PS et tous ses autres mandats. Il reste par exemple bourgmestre en titre (et le vrai bourgmestre d'ailleurs), d'une belle ville de 100.000 habitants, Mons. Il reste aussi - ce qui est plus extraordinaire encore - Président en titre du PS, c'est-à-dire aussi celui qui a désigné un grand nombre de parlementaires wallons de son parti, et les ministres de son parti, qui est prépondérant au gouvernement wallon (auquel il a rendu visite récemment, visite d'un grand Seigneur belge en son fief tout de même le plus important, la Wallonie, mais simple fief). Il avait placé à la tête du PS, un président faisant fonction en quelque sorte, Thierry Giet, grand parlementaire honnête et travailleur, mais qui a avoué récemment qu'il n'en sortait plus. Ce qui a inquiété. Malgré tout, il y a encore des élections chez nous et en vue de leur échéance (juin 2014), les chefs se réélisent entre eux pour les aborder avec les meilleures chances.
Un Président ff (faisant fonction) qui risque d'être plus
A la suite de tractations complexes, c'est Paul Magnette qui a été désigné jeudi soir pour lui succéder et il s'agit manifestement d'un autre format politique que l'honnête Thierry Giet. La Libre Belgique a décrit le scénario de sa désignation, (la presse demeure libre quand même). Il y a dans le texte de base que je citais plus haut et que, je le redis, il faut avoir lu pour comprendre les ravages que fait la présidentocratie chez nous, une phrase qui convient très bien à cette personne (brillant professeur, polyglotte, politique d'envergure, je ne le discuterai jamais) : «Actuellement, une carrière commence souvent avec l'attribution d'un poste ministériel ensuite légitimée, avec des fortunes diverses, par l'électeur. Chaque scrutin « national » se conclut par un jeu de chaise musicale parlementaire et ministériel.» C'est effectivement cela, Paul Magnette est un homme d'Elio Di Rupo et certainement un homme d'envergure, peut-être même plus.
Mais c'est un chef qui a d'abord été élu par un autre chef avant qu'il ne désigne d'autres chefs.
Il est même depuis peu, à la tête d'une plus grande ville que Mons, Charleroi, ville de 200.000 habitants (il a récemment même déclaré que vu son âge il exercerait quatre mandats de six ans à la tête de cette ville, déclaration qui en dit long, même au niveau communal, sur la quasi inexistence d'un vrai public). Les élus de la ville, même ceux de l'opposition, se réjouissent de sa promotion à la présidence ff du parti, car il pourra utiliser son pouvoir en faveur de la ville, à la population de laquelle il avait dû dire qu'il se consacrerait tout entier, ce qui devait l'amener à démissionner du gouvernement fédéral. Mais il ne perd rien avec cette démission dans la mesure où sa présidence du PS (certes ff), lui donnera en réalité plus de poids qu'un ministre. On peut d'ailleurs se poser la question de savoir si un homme d'une si grande envergure, si jeune (il a 41 ans, Elio Di Rupo en a 61), se contentera d'être purement ff. On verra.
Les élections de 2014
Les élections de 2014 seront des élections où le même jour on votera à la fois pour le Parlement wallon, le Parlement fédéral et le Parlement européen (qui intéresse de moins en moins, l'Europe telle qu'elle est dirigée a-t-elle même besoin d'un Parlement?). Magnette et Di Rupo désigneront les rôles à l'avance. Les chefs s'étant élus entre eux, il reste au peuple à ratifier les choix qu'ils ont faits. Dans ces élections, les enjeux pour la Wallonie seront mis au rang le moins élevé possible. J'ai bien dû dire où les gens se situaient, leurs fiefs respectifs : Mons, Charleroi, Wallonie... Mais ces entités vivantes sont comme congelées dans le système particratique. Michel de Certeau disait que les institutions (qui sont nécessaires), produisent de la pourriture, car elles ont inévitablement comme fonction de bloquer le mouvement de la vie (et cette inanimation, si l'on peut dire, produit de fait de la pourriture). Mais tout de même ici, est-ce que cela ne va pas trop loin? Récemment, j'ai décrit l'attitude d'Elio Di Rupo arrivant en plein dans un colloque, y bousculant toutes les règles, notamment de temps de parole, en vue de parler trois fois plus de temps que tout le monde et cela pour dire qu'il était lui, très au-desus de ce qui se discutait (De minimis non curat praetor), puis s'en allant sans avoir écouté personne et sans que personne n'ait pu l'interpeler.
Les immenses qualités de chef de Paul Magnette

De ce point de vue, Paul Magnette a déjà révélé ses immenses talents de duc de Charleroi et de futur archiduc de Wallonie. A une réunion que le Mouvement du Manifeste wallon avait organisée le lundi 22 novembre 2010 (dans son futur fief de Charleroi), le duc actuel de la ville s'était amené en pleine réunion, avait pris d'autorité la parole, s'exprimant longuement notamment sur ce qu'il considérait être l'âge avancé (tiens?) des participants, le fait (faux), que n'y siégeaient aucune personne d'origine étrangère, ce qui devait poser la question au mouvement de sa raison d'être (les citoyens en aristocratie doivent tout justifier).
Quand les chefs sont élus par les chefs, en vue d'être les chefs (du peuple), si le peuple ou une partie du peuple se trouve rassemblé, ces chefs ont le devoir non pas d'écouter ce que le peuple a à leur dire, mais de dire au peuple ou à une portion du peuple ce qui déplaît en lui (âge des participants d'une réunion, leurs origines, l'opportunité du thème qui les réunit les citoyens, l'illégitimité éventuelle de ce thème etc.).
Et à lui rappeler que, pour citer librement Bertol Brecht, «lorsque le gouvernement est mécontent du peuple il est en droit de le dissoudre et de le remplacer par un autre.» Je n'ai pas assisté directement à cette scène, devant aller chercher pendant l'assemblée, un orateur ne pouvant arriver à notre réunion sans voiture. C'était d'ailleurs un autre professeur, Philippe van Parijs, avec lequel je ne suis pas toujours d'accord, mais qu'il est toujours intéressant d'entendre et qui, lui, ne nous parlait que parce que nous l'avions invité à le faire, pour exposer un point de vue qui n'était d'ailleurs pas nécessairement celui de l'assemblée mais qu'il tentait de convaincre, brillamment. L'autre professeur, Paul Magnette, ne l'était déjà plus le 22 novembre 2010.
En démocratie, on fait normalement usage de sa raison en public.
En aristocratie on met en scène son pouvoir en n'écoutant personne et en parlant pour dire que, comme chef, on n'écoutera rien.
Reste une remarque plus grave que celle que nous fit Magnette ce lundi 22 novembre 2010. Comment se fait-il que personne ne lui a repris la parole qu'il nous arrachait comme un loubard arrache les sacs des gens dans la rue?
Comment se fait-il qu'on ne l'a pas jeté immédiatement dehors?
C'est pourtant, en toute démocratie, ce que l'on aurait dû faire : cela ne va pas bien en Wallonie.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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