Unanimité sur un scandale monarchique de plus

Chronique de José Fontaine

Ce dont on accuse la reine Fabiola (veuve du roi Baudouin I qui a régné jusqu'à sa mort le 31 juillet 1993, le couple étant resté sans enfants), n'est pas si scandaleux que cela. Mais la monarchie étant le scandale même d'une démocratie comme la nôtre, tout en elle est scandale.
Une histoire de fondation privée
Comme Fabiola n'a pas d'enfants et que les droits de succession sont très importants pour les neveux et nièces par exemple, elle a créé une Fondation privée qui aurait comme but d'aider des oeuvres catholiques diverses (et uniquement de cette obédience confessionnelle, ce qui pose problème), ou éventuellement ses neveux et nièces biologiques et issus d'un mariage catholique (on a envie d'ajouter que si c'était un mariage de rite orthodoxe, cela n'est déjà plus valable?). La Fondation pourrait aider aussi des personnes qui auraient servi avec dévouement le couple royal ou les veufs et veuves de ces personnes mais il est précisé encore «d'un premier mariage religieux catholique». Aides qui ne pourraient être accordées que pour une période limitée. L'argent pourrait servir aussi à perpétuer la mémoire , les messages, les objectifs et les initiatives de Baudouin I dans une série de domaines philantropiques divers mais ce qui est d'abord cité ce sont «les domaines culturels, spirituels et religieux catholiques» (je cite ici La Libre Belgique du 10 janvier reprenant elle-même une information parue dans la chaîne de journaux Sud-Presse). Un catholique comme je le suis n'a pas à être catholique avant d'être républicain ni le contraire. Tout cela jaillit d'une seule Foi profonde évidemment. Et la Foi consiste justement à aimer au-delà de ses convictions.

Evidemment, cette Fondation tend à éviter le prélèvement par l'Etat des droits de succession sur l'héritage de la reine (titre qu'elle garde puisqu'elle a été l'épouse de Baudouin I qui a régné jusqu'à sa mort survenue en 1993). Mais cette Fondation est on ne peut plus légale. Comme la reine Fabiola reçoit une dotation de l'Etat belge qui se monte aujourd'hui à 1,4 million d'€, on a un peu vite dit que c'était ce pactole accumulé en maintenant 19 ans que la reine voulait mettre à l'abri du fisc. Cela a créé un scandale considérable suscitant la colère de tous les partis politiques tant flamands que wallons, y compris ceux qui sont les plus proches des convictions religieuses de la reine. C'est l'unanimité qui frappe. Pourtant - et c'est sans doute la seule et dernière fois que je me trouverai d'accord avec lui - le très monarchiste sénateur Francis Delpérée n'avait pas tort de dire que l'argent public reçu par la reine en vue de financer son secrétariat et comme on dit en termes royaux sa Maison, l'Etat belge n'avait pas nécessairement à le récupérer, disons, s'il en restait (et tout est dépensé chaque année en frais divers, notamment de personnel, de chauffage ..., je le crois, mais c'est aussi une manière de vivre fort confortablement). C'est vrai que de très nombreuses personnes sont payées par l'Etat ce qui ne donne pas plus de droits à l'Etat sur leurs biens que sur les personnes dont les ressources sont d'origine privée. Et il est vrai aussi que la reine, fille d'une grande famille aristocrate espagnole, d'ailleurs franquiste, a aussi hérité de biens importants.

Depuis que la revue TOUDI que je dirige a pris un tournant républicain en 1990, je me suis engagé à corps perdu en faveur de la République et contre la monarchie. Mais je n'ai jamais utilisé l'argument de l'argent de la famille royale contre l'institution monarchique. Pour moi, la monarchie est en elle-même un scandale (anthropologique si l'on veut), dans la mesure où, dans le monde d'aujourd'hui profondément bouleversé par la Révolution française, les êtres humains ont à faire leur vie eux-mêmes et non à l'hériter de leurs parents (en vertu de l'Ordre du monde qui autrefois se répétait identique à lui-même). Cependant, ce n'est pas d'abord le caractère héréditaire de la monarchie que je remettrais d'abord en cause ici. Mais avant tout le fait que, contrairement à ce qui se passe pour tout le monde (un ouvrier liégeois, un fermier ardennais, un professeur montois, un patron carolo etc.), le roi (privilège jusqu'à un certain point étendu au reste de la famille royale), n'a pas à rendre compte de ses actes, ceux-ci devant toujours être couverts par une signature ministérielle. C'est ce que l'on appelle l'irresponsabilité royale. Qui d'ailleurs vaut dans le domaine politique et même le domaine judiciaire (avec toujours cette extension indue du privilège du chef de l'Etat aux membres de sa famille, au moins de fait).
Le scandale de l'irresponsabilité lié à celui du prestige
Ce qui me semble scandaleux dans l'irresponsabilité, c'est qu'elle implique que se juche à la tête de l'Etat un personnage - qui n'a jamais été en fait privé de pouvoirs et surtout pas du pouvoir qui peut s'avérer le plus grand, soit le pouvoir d'influence, le seul qui puisse rester secret - qui au fond n'a jamais de comptes à rendre à personne alors que le fait de devoir rendre des comptes est le lot commun. Un personnage en outre qui apparaît, dans l'ordre symbolique, comme celui qui est chargé du plus de prestige, dont l'honneur est au-dessus de tous les honneurs et qui par conséquent apparaît comme supérieur à tous les citoyens et à la communauté des citoyens elle-même. La vie musicale en Belgique par exemple semble se cristalliser en un sommet qui est le concours mondial rebaptisé Reine Elisabeth alors que celui-ci avait reçu au départ le nom d'un prestigieux musicien wallon, Eugène Isaÿe, auteur d'un opéra en langue wallonne.
Comprenne qui pourra mais, aussi irrationnelle que soit la vénération dont bénéficie les personnes nobles et qui plus est de sang royal, elle a des effets symboliques indéniables. Lors de l'arrivée du Tour de France 2004 dans Namur, la capitale de la Wallonie, cela m'avait frappé. Alors que le Gouvernement wallon avait tout fait pour que la prestigieuse épreuve sportive marque les esprits à l'intérieur et à l'extérieur, alors que les commentaires français à la télévision parlaient tous de Wallonie et non de Belgique, il avait suffi (d'une manière qui semblait ne pas avoir été vraiment prévue), que le Roi apparaisse pour que disparaisse tout le reste et donc, même dans les commentaires étrangers, toute mention de la Wallonie, le roi étant «au-dessus» du peuple belge et du peuple wallon.

Cet effet symbolique d'abaissement des Cités humaines, peu importe où elles sont, par l'effet de la violence symbolique de la monarchie, me semble renvoyer quelque part à la faiblesse des démocraties face au néolibéralisme. La seule chose qui dans le prolongement de la démocratie puisse être opposée aux prestiges usurpés de toute monarchie c'est la République. La République ne transige pas avec les monarchies et si elle le fait avec certaines hiérarchies, ce sont seulement celles du mérite. Il y a dans cette institution et la force morale qu'elle hérite de la Révolution, qu'elle entretient avec son histoire (celle aussi de la grande Révolution), quelque chose qui nous rappelle superbement - mieux que n'importe quoi - que rien n'est au-dessus des peuples. Tous les Français ne sont pas à la hauteur de cette idée de la République. C'est bien pourquoi il y a un an j'avais tant mis d'espoirs dans la candidature de Mélenchon le seul candidat qui se soit mis à l'altitude politique qui convenait pour regarder de haut à la fois la Commission européenne, la finance internationale qui nous ramène à la servitude et les relents racistes qui violent la liberté, l'égalité et la fraternité.
Le scandale de l'irresponsabilité lié à celui du prestige (2)
La seule chose qui m'avait frappé en matière d'argent de la famille royale avait été la dotation accordée à la veuve de Baudouin I en 1993 (la reine Fabiola) : 50 millions d'anciens francs belges. Cela ne m'avait d'ailleurs pas frappé tout de suite. Mais, parce que quelques mois plus tard, il avait été question d'un Parlement à construire à Namur dont le coût aurait été d'environ 1 milliard de francs belges. Les autorités wallonnes avaient soumis le projet à la seule population de Namur (anormal déjà) qui l'avait rejeté par référendum. Alors que la pension accordée à Fabiola (donc pour une seule personne), n'avait jamais été mise en cause. J'avais eu l'occasion de parler à des monarchistes extrêmes de Namur qui n'y voyaient rien à redire (mais qui vomissait le Parlement wallon). Très étonnant quand même - comme si une personne d'une famille royale valait plus que le Parlement d'un peuple de 3,5 millions d'êtres qui n'a pas à être logé tout de même dans une baraque à frites au milieu des bois... Et 50 millions en vingt ans, cela faisait le coût du Parlement wallon...
Or, La Libre Belgique publie ce 11 janvier la manière dont cette dotation a été «décidée» (si l'on peut encore utiliser ce terme). Ce ne sont pas les sommes en cause qui étonnent nécessairement, redisons-le.
Cela se passe peu de temps après la mort de Baudouin I, alors que la foule se presse devant le Palais de Laeken (une foule que les médias en folie avaient décrite, durant la psychose dont ils souffrirent les 10 jours du deuil de Baudouin I, comme «exceptionnelle», pour reconnaître ensuite, quelques mois plus tard, que tous comptes faits ce n'était pas une foule très impressionnante). Les conseillers du roi demandent une entrevue avec le ministre des finances. Il est question de la dotation au successeur de Baudouin et qu'on l'indexe, rien d'anormal. Mais la deuxième demande (voir La Libre Belgique du 11 janvier) est selon les témoins de l'époque formulée «abruptement» et on tend un papier aux conseillers du ministre sur lequel est écrite la somme de 50 millions annuels. Face aux hésitations ministérielles, poursuit le journal, les gens du cabinet royal montrent la foule devant le Palais : «De toute façon, dans les circonstances actuelles,vous n'oserez pas vous y opposer...» C'est cela qui choque, cette arrogance brutale qui en dit long sur le poison d'une démocratie qu'est une monarchie comme la monarchie belge.
Quand le roi Léopold III abdiqua en 1951 (suite à l'insurrection wallonne de juillet 1950, l'abdication avait été déjà différée mais soit...), il resta cependant auprès de son fils, exerçant en réalité les pouvoirs royaux, de fait. Cela dérangeait déjà le gouvernement catholique homogène qui demeura au pouvoir de 1950 à 1954. Mais les quatre années suivantes, alors que la coalition était libérale et socialiste (soit les deux partis qui avaient chassé Léopold III de son trône), Léopold III et son épouse suggéraient fortement aux ministres que ceux-ci demandent d'être reçus en audience! Ils obtempéraient! Il y a pire.
Des humiliations extraordinaires de la démocratie
Léopold III avait été chassé de son trône en 1950 parce que s'étant accommodé de la présence allemande, politique dont l'origine se situe dans une entrevue entre le roi et le gouvernement le 25 mai 1940, date du début de la bataille de la Lys (seule bataille livrée par l'armée belge au début de la Deuxième guerre mondiale, d'une grande violence), date à laquelle, sans en référer à son gouvernement comme la Constitution l'impose, Léopold avait fixé sa politique, à la limite comme un roi absolu qu'il croyait être sans doute, ce n'est pas impossible. Une politique qui rendait inutiles en un sens les morts de la bataille de la Lys puisque le roi désirait capituler en se séparant de la France et de l'Angleterre. Pourtant en 1954, c'est sur le champ de bataille de la Lys que le gouvernement socialiste et libéral fut invité à inaugurer un monument à la gloire de Léopold III chef des armées capitulard face à l'ennemi nazi!
Le discours du roi Baudouin son fils en cette occasion est invraisemblable : il s’agit d’un long plaidoyer en faveur de la conduite de son père en mai 1940, la raison exacte qui avait déclenché l’affaire royale et son tragique épilogue (quatre morts à Liège le 31) en juillet 1950, quatre ans avant donc! Bien entendu, le texte a été approuvé par le Premier ministre (Van Acker, socialiste flamand) et nous sommes en Flandre (la bataille de la Lys menée très majoritairement par des régiments wallons a eu lieu en Flandre). Des cris « Vive Léopold ! » montent de la foule à chaque fois que le nom du roi de 1940 est prononcé (si les Wallons avent chassé Léopold III, les Flamands auraient désiré qu'il demeure sur le trône). L’ensemble du PSB soutint pourtant ce que l’on n’ose appeler une « politique », car il s’agissait tout simplement d’un reniement pur et simple assorti d’actes de soumission invraisemblables de la part de ministres d'un pays démocratique exerçant le pouvoir sous le contrôle du Parlement! (Voyez La couronne et la rose de Vincent Delcorps.)
Tout cela est extraordinairement aberrant quand on sait le peu de volonté de résistance du roi en mai 1940, quand on sait que la foule flamande qui acclama le roi était, au moins en partie, celle d’un peuple qui, pour des raisons que l’on peut, certes, comprendre, a admis les redditions volontaires face à l’ennemi. Une pareille cérémonie aurait-elle pu avoir lieu ailleurs qu’en Flandre ? Et substituer Baudouin à Léopold, qu’est-ce que cela a changé en fin de compte ? Du moins jusqu’à ce moment-là et jusqu'en 1960, année à partir de laquelle, après avoir fait assassiner Lumumba, sous la pression de l'entourage de son père qui demeurait l'entourage royal jusque là, Baudouin s'émancipa (peut-être d'ailleurs aussi à cause de la femme qu'il avait épousée, le mariage est souvent émancipateur).

On n'apprend cela que peu à peu, au fur et à mesure que les archives s'ouvrent et que décline le prestige de la monarchie. Pourtant, aussi précieuse que soit la recherche historique en ce domaine, il n'est pas nécessaire d'attendre pour se rendre compte du ravage occasionné par la monarchie sur l'esprit d'une démocratie. Les dix jours qui ont précédé l'enterrement du roi Baudouin en 1993 ont été les jours les plus honteux qu'ait connu la démocratie dans le pays de Flandre et de Wallonie. Un extraordinaire écrivain comme l'est Thierry Haumont l'a vu mieux que tout le monde, tel est le privilège des artistes quand ils ne sont pas vendus. Directeur alors du journal République qui posa, le premier avec Le Peuple de Jean Guy, la question de cette honte pour la démocratie que fut le mois d'août 1993, je voudrais insister ici pour que l'on lise ce texte dense et bref que nous avons publié alors, Août 1993. C'est un texte d'écrivain qui a gardé, ne serait-ce que par sa façon douce, humoristique et allusive de dire les choses, toute sa force de frappe contestataire.
Il n'est peut-être pas étonnant non plus que ce soit cette semaine que nous voyons se confirmer l'autre objectif que mes amis et moi-même poursuivions depuis trente ans, à savoir un fédéralisme à trois comme l'accepte le Premier ministre de Flandre (et non à deux comme le voulaient les Flamands) qui respecte Bruxelles et honore la Wallonie. Et qui sera sans doute aussi de plus en plus une union de souverainetés. Quand cela sera, peut-être que la Flandre, Bruxelles et la Wallonie feront comme le Québec du PQ (qui ne hisse pas les couleurs britanniques en cas d'événements «royaux»), en dédaignant le drapeau belge qui perd lui aussi chaque jour un peu plus de son sens.
C'est peut-être sur une question de détail que pour la première fois peut-être dans un pays comme le nôtre, une telle unanimité se fait contre du moins un geste ou un acte lié à la monarchie. On voudrait espérer que cela vienne de quelque chose de plus profond que ce détail, du sentiment de la dignité des êtres humains que, par son existence même, la monarchie vide de sens tous les jours - et toute monarchie, pas seulement celle des couronnes, mais celle aussi celle des dollars, des euros et des banques. De la Commission européenne.
Car alors, il y aurait la République. Or, sans elle il n'y a pas d'espoir pour les femmes et les hommes.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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