*Je reprends ici ma chronique de ce matin dans le Journal de Montréal.
Le franglais a toujours existé au Québec. Mais alors qu’il s’agissait d’une marque de pauvreté culturelle et économique, il est désormais revendiqué, fièrement assumé, comme un signe de sophistication identitaire. Le franglais est en train de devenir le raffinement des colonisés et gagne sa place dans la chanson, comme en témoigne le succès tout à fait symptomatique d’un groupe comme Dead Obies.
Les colonisés: on aurait préféré garder ce terme au musée de l’aliénation québécoise. Il redevient toutefois pertinent. Il ne désigne plus des Elvis Gratton à l’ancienne. Mais des gens comme il faut, qui se prennent plus souvent pour la crème de la jeunesse mondialisée, et qui ont décidé de parler français et anglais dans la même phrase pour nous le faire savoir. En franglisant, ils croient envoyer un signal: nous sommes cosmopolites.
Peut-être est-ce le fait de la séparation culturelle entre Montréal et le Québec. La première se pose comme société distincte contre le second. La démographie joue aussi son rôle: à Montréal, les immigrants s’intègrent moins au français que les Québécois au franglais. C’est le dialecte de la métropole. Avant-hier, de passage à Rosemont, j’avais l’impression de me retrouver en même temps à Montréal et au Québec. C’est un sentiment de plus en plus rare sur l’île, je le crains.
Ce joual guindé trouve évidemment ses défenseurs. On nous chante la liberté créatrice des artistes, en oubliant que la création artistique n’est pas strictement individuelle. Elle s’alimente d’une culture, et elle l’alimente en retour. Mais c’est le point d’aboutissement d’un individualisme extrême qui frise l’autisme culturel: on invente finalement sa propre langue comme si chacun pouvait accoucher d’un idiome à usage personnel.
Le bon sens voudrait qu’on tourne en ridicule cette mode. Mais on se fera alors accuser de purisme linguistique, de talibanisme identitaire ou d’autres sottises exaspérantes. Le simple fait de constater qu’il s’agit d’une abrutissante déculturation nous vaudra la niaiserie habituelle des benêts heureux de se faire piler dessus: la langue évolue et il faut s’en féliciter. En dernière instance, le franglais ne serait-il pas la vraie langue des Québécois?
Mais ce qu’on présente comme un métissage linguistique créateur n’est rien d’autre que la triste créolisation de la langue. Les choses sont simples: au quotidien, de plus en plus de Québécois peinent à parler, à créer en français, comme si chaque fois qu’ils voulaient dire quelque chose de fondamental, ou d’excitant, ou de transgressif, ils devaient passer à l’anglais. Comme s’ils vivaient leur langue comme une prison et devaient en sortir pour respirer.
Dans les faits, une langue mange progressivement l’autre. L’anglais bouffe le français, il le dévore, et pas de très belle manière. Car la créolisation du français québécois ne sera qu’une étape dans notre anglicisation. J’en reviens, aux Dead Obies. Dans une entrevue, ils se présentaient comme des bâtards linguistiques. On ne le contestera pas. Mais le plus triste, c’est qu’ils en sont fiers.
Le franglais: le raffinement des colonisés
Le snobisme suicidaire des jeunes
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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