Dans les années 1960, le Québec a eu la mauvaise idée de faire table rase de son histoire. Il ne s’est pas contenté d’engager un grand redressement national : il a senti le besoin de noircir à outrance son passé et les grands hommes y appartenaient. II a voulu repartir à zéro en diabolisant ce qui le précédait en inventant la légende de la Grande noirceur. Mais aucune nation ne peut vivre hors de l’histoire, dans un éternel présent, et je constate que la Révolution tranquille est devenue elle-même une mémoire positive à travers laquelle on peut s’inscrire dans la durée québécoise. Les grands hommes et les grandes femmes de la Révolution tranquille sont en train d’être panthéonisés dans la mémoire collective. Pierre Duchesne s’est fait le biographe de Jacques Parizeau, Pierre Godin de René Lévesque et Jean-Claude Picard, de Camille Laurin. Jean Garon, qui vient tout juste de mourir, a eu l’énergie et l’intelligence de laisser ses Mémoires et ceux qui les liront y découvriront, de la part d’un homme admirable, une véritable réflexion sur l’action politique et l’art de changer une société. Faut-il rappeler que c’est à travers la lecture de la biographie des grands personnages qu’on découvre l’importance de la liberté humaine dans l’histoire ? Une biographie nous apprend la chose suivante : sans cet homme, sans cette femme, les événements se seraient déroulés autrement, quoi qu’en disent ceux qui, après coup, nous expliquent que tout était écrit d’avance. La mémoire, si on préfère, est une école de liberté politique.
Je crains toutefois une chose ici : que dans la grande liquidation de la question nationale, à laquelle nous assistons en ce moment, nous réservions à la mémoire de la Révolution tranquille le même sort que nous avons réservé à la mémoire du Canada français. En 1960, nous avons congédié la mémoire du catholicisme et du nationalisme traditionnel. Dans les années à venir, allons-nous congédier celle du souverainisme et du nationalisme moderne, pour encore une fois repartir à zéro, comme si les Québécois devaient cycliquement se libérer d’une histoire n’aboutissant jamais qu’à un cul-de-sac? Nous avons détesté le passé canadien-français : deviendrons-nous simplement indifférents au récit de la Révolution tranquille? Je crains, autrement dit, que nous mettions à nouveau le feu à notre mémoire nationale, comme si elle ne valait rien, comme si elle ne portait aucun héritage à redécouvrir. Alors que nous commençons enfin à bâtir, à travers la Révolution tranquille, une mémoire de la continuité, les Québécois vont-ils la sacrifier en disant qu’il s’agit finalement de vieux souvenirs inanimés et inutiles, ce qui leur donnerait le droit de «tourner la page», alors qu’en fait, ils bruleraient tout simplement le grand livre de la mémoire nationale? L’amnésie volontaire, ici, serait peut-être la seule manière, de ne pas nous laisser accabler par nos défaites successives. Mais oublie alors un autre pan de notre histoire : celle d’un peuple enraciné, trouvant le moyen de survivre alors qu’on a souvent voulu en finir avec sa différence.
J’en tire une conclusion politique: qu’ils soient de gauche ou de droite, progressistes ou conservateurs, les jeunes nationalistes vont devoir eux-mêmes se faire les gardiens de cette mémoire, c’est-à-dire qu’ils devront la garder vivante et la renouveler en la connectant aux enjeux de présent, un peu comme Flavie Renouf-Payette l’a fait en dans son très beau documentaire Un peu plus haut, un peu plus loin, en replaçant au cœur de la vie publique la mémoire de Lise Payette, et en montrant comme les jeunes féministes pouvaient s’en inspirer et trouver chez cette immense figure du Québec moderne des raisons d’agir et de renouveler les luttes dans lesquelles elles s’engagent politiquement. Dans ce documentaire, Flavie Renouf-Payette ne se contentait pas de raconter le passé. Elle le conduisait jusqu’au présent, en montrant comment il l’alimentait. Car l’histoire n’est pas un musée empoussiéré à visiter pour ensuite en sortir en nous félicitant d’être si modernes. Au contraire. Nous habitons l’histoire. Le présent n’en est qu’un moment, est c’est en en prenant conscience qu’il nous sera possible de renouveler l’action politique. Réanimer la mémoire collective, c’est réanimer l’identité nationale.
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