Ottawa — Après des semaines à se faire secouer par la houle sénatoriale, le destroyer conservateur a subi une première fissure avec le départ fracassant de son député Brent Rathgeber, qui reproche à sa formation d’être devenue ce qu’à ses origines elle dénonçait. Et la tempête risque de redoubler d’ardeur alors qu’on apprend qu’une caisse secrète, financée par le Parti conservateur, est en place au bureau du premier ministre et serait peut-être reliée aux 90 000 $ fournis au sénateur déchu Mike Duffy.
Brent Rathgeber a décidé de claquer la porte mercredi soir après que son projet de loi, portant sur la divulgation des salaires des employés de l’État, eut été éviscéré par ses propres collègues. Cet épisode a été la « proverbiale goutte d’eau qui a fait déborder le vase », écrit l’élu sur son blogue, car son niveau de confort au sein du caucus conservateur avait diminué depuis les révélations sur les dépenses de certains ministres, dont un jus d’orange à 16 $.
« Je me suis joint au mouvement réformiste et conservateur, écrit-il, parce que je pensais que nous étions différents, une bande provenant de l’extérieur des officines d’Ottawa arrivant en ville pour nettoyer la place, faire la promotion d’un gouvernement ouvert et responsable. Je nous reconnais à peine. Pire, je crois que nous sommes devenus ce que nous raillions avant. Mes commettants demandent mieux. »
En conférence de presse jeudi, le député a rappelé les racines du Parti réformiste qui prônait l’élection de députés qui défendaient d’abord leur région. « Quand vous avez un bureau du premier ministre qui scripte à ce point les députés d’arrière-ban comme celui-ci tente de le faire, alors les députés ne représentent plus leurs commettants à Ottawa, ils représentent le gouvernement auprès de leurs commettants. » Il y a quelques jours, M. Rathgeber avait osé manifester publiquement son malaise par rapport au chèque fait par le chef de cabinet de Stephen Harper au sénateur Mike Duffy pour qu’il rembourse des notes de frais illégitimes. Le député y voyait la preuve d’un problème grandissant, soit l’emprise des conseillers non élus du premier ministre sur la gouverne du pays au détriment des parlementaires. « En tant qu’avocat et député, il est difficile d’accepter que mon rôle est asservi à des maîtres au bureau du premier ministre qui ont la moitié de mon âge. »
Des appuis et des reproches
Il s’est trouvé au moins une collègue pour lui donner raison : la sénatrice Nancy Ruth. Elle a indiqué au Devoir que « oui », elle partageait ses préoccupations tout comme d’autres au sein du caucus. Elle rejette la ligne officielle qu’ont servie les ténors du gouvernement pour répondre au départ, soit que le Parti conservateur est celui « de la transparence ».
« Si nous sommes le parti de la transparence, demande Mme Ruth, alors pourquoi avons-nous placé ces affiches derrière Trudeau ? Et pourquoi ne pousserons-nous pas la transparence jusqu’à dévoiler le salaire de ceux qui gagnent plus de 188 000 $? Je crois que c’est consternant. » Elle faisait référence aux manifestants apparus comme par magie derrière Justin Trudeau mercredi lors d’un point de presse extérieur, soupçonnés d’avoir été dépêchés par le gouvernement.
Prudents, d’autres députés ont dit regretter le départ de leur collègue, en particulier ceux membres du caucus pro-vie réputés plus volubiles. Brad Trost a déclaré : « Je comprends ce qu’il dit, qu’il y a des pressions » sur les députés d’arrière-ban. Il a reproché à l’entourage de M. Harper d’avoir immédiatement attaqué M. Rathgeber. « Plutôt que de brûler des ponts, on devrait prendre un peu de temps pour tenter de les reconstruire. » Quant à Leon Benoit, il estime que ce départ « n’est certainement pas positif » pour l’image du parti. Il déplore le geste de M. Rathgeber, mais partage son avis que la séparation entre l’exécutif et les parlementaires devrait être rétablie.
D’autres collègues se sont au contraire montrés cinglants. « C’est un loup solitaire qui poursuit sa propre mission, soit d’avoir plus de pouvoir pour lui-même », a dit Daryl Kramp. La ministre du Travail, Lisa Raitt, estime que M. Rathgeber payera le prix politique de son départ. « C’est drôle, parce que la raison pour laquelle je suis ici, c’est que la même chose est arrivée il y a quelques années », a-t-elle dit, rappelant qu’elle avait gagné son siège en 2008 contre un transfuge parti chez les libéraux.
La première réaction du bureau de M. Harper a été d’inviter M. Rathgeber à démissionner et à se faire réélire en tant qu’indépendant. Une idée que rejette le principal intéressé en rappelant que la circonscription n’appartient pas au Parti conservateur, mais au député qui l’a remportée. Notons que lorsque le NPD avait présenté un projet de loi obligeant les transfuges à briguer une élection partielle, le Parti conservateur avait voté… contre.
Avec son projet de loi C-461, M. Rathgeber souhaitait permettre la divulgation des noms, salaires et titres de tout employé de l’État gagnant plus de 188 000 $. Mercredi, ses collègues ont amendé sa proposition en comité pour hausser ce seuil à 444 000 $. L’initiative ne toucherait ainsi qu’un nombre très limité de fonctionnaires. De l’avis de M. Rathgeber, le gouvernement voulait simplement éviter de devoir dévoiler ces informations sur ses propres employés oeuvrant dans les bureaux de ministres et du premier ministre.
« Ce refus du gouvernement d’appuyer mon projet de loi était symptomatique d’un manque de soutien plus général quant à la transparence et la reddition de comptes », a déploré M. Rathgeber à Edmonton. Le député a expliqué qu’avec l’actuel scandale des dépenses illégitimes des sénateurs, il s’attendait à voir le gouvernement saisir la balle au bond. Surtout avec un projet de loi dont le titre parlait de transparence chez Radio-Canada. « Je croyais que sa survie en était assurée ! » Le conservateur qui a proposé l’amendement au projet de loi C-461, Brad Butt, a nié au magazine Maclean’s que la consigne lui a été donnée par le bureau du premier ministre.
Caisse secrète
Comme si ce n’était pas assez, CBC a révélé en soirée jeudi qu’une caisse occulte existe au bureau du premier ministre, sous l’autorité du chef de cabinet. Nigel Wright, qui a offert les 90 000 $ à Mike Duffy, était donc à l’époque responsable de ce fonds, qui pouvait compter jusqu’à un million de dollars par moments. Une partie de cette somme provenait de la caisse du Parti conservateur.
Le porte-parole du parti, Fred DeLorey, s’est contenté d’indiquer à CBC que « le premier ministre à l’occasion encoure des dépenses qui valent mieux d’être payées par le parti ». L’argent versé à M. Duffy provenait-il de ce fond ? « Aucun fonds du parti n’a été utilisé pour rembourser », a écrit M. DeLorey. Il n’a pas écarté que cet argent aurait pu servir à rembourser M. Wright une fois son cadeau offert au sénateur, si la transaction n’avait pas été ébruitée. Depuis que le scandale a éclaté, les conservateurs martèlent que M. Wright a agi seul en puisant dans ses propres ressources financières.
Par ailleurs, malgré les réticences de certains sénateurs, le Sénat a formellement invité le vérificateur général (v.g.) à venir éplucher les livres comptables de ses membres en adoptant, avec division, la motion conservatrice à cet effet. Le leader libéral au Sénat, James Cowan, a renchéri en déposant sa propre motion, appelant le v.g. à mettre aussi son nez au bureau de Stephen Harper. Puisque les conservateurs détiennent la majorité à la Chambre haute, la demande libérale n’a pratiquement aucune chance d’être adoptée. Selon M. Cowan, « la source du problème, qui se trouve au bureau du premier ministre. […] Je ne peux pas imaginer qu’une transaction de cette ampleur ait été réalisée et que seules deux personnes [MM. Duffy et Wright] étaient au courant. »
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Le choix du prochain chef
Comme si les troupes conservatrices n’étaient pas déjà assez malmenées, les militants conservateurs se déchirent une fois de plus sur la méthode de sélection de leur prochain chef, avec pour toile de fond la menace du ministre Peter MacKay de claquer la porte si le statu quo n’est pas respecté. Certains militants voudraient, lors du congrès bisannuel qui se tiendra à la fin du mois, revoir la formule par laquelle chaque circonscription a autant de poids dans la sélection du chef, qu’elle compte 50 ou 5000 militants. Il s’agit d’un compromis fait lors de la fusion des deux partis de droite. Peter MacKay, qui était alors chef du Parti progressiste-conservateur, avait insisté sur ce point, craignant que les réformistes, plus nombreux dans l’Ouest, ne noient les conservateurs de l’Est. Mercredi, il a averti que «certains quitteraient le parti» si ce compromis était annulé. Lui aussi ? « J’y penserais, a répondu le ministre de la Défense nationale. Ce serait un parti vraiment différent avec un futur vraiment différent.» À son avis, «cela envoie un message différent au Québec, au Nord et au Canada atlantique : «“Merci d’être là, mais vos votes ne comptent pas autant” » a-t-il dit en entrevue. « Chaque fois que cela revient à l’ordre du jour, cela révèle les mêmes les lignes de fracture. »
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