Le Coup de boule de Christine Saint-Pierre

Politique étrangère et Militarisation du Canada


Un siècle fou - Il y a des moments où on ne peut faire autrement que d'enfreindre les règles et en subir les conséquences.

On voudrait écrire : C'était plus fort qu'elle. On aurait tort. Je parle de Christine Saint-Pierre, la journaliste chevronnée du Téléjournal de Radio-Canada qui a enfreint la très honorable règle d'objectivité de la maison. Couvrant le débat politique passionné entourant l'intervention militaire canadienne en Afghanistan et ahurie d'entendre des arguments pacifistes primaires, elle prit la plume et envoya le fond de sa pensée au quotidien La Presse. Oh, presque rien. Quinze lignes.
Je la cite (elle s'adresse aux soldats) : « Des voix s'élèvent pour réclamer votre retour au pays. Moi je dis de grâce non. [...] Au péril de votre vie, vous êtes là pour empêcher que le régime de terreur des talibans ne reprenne le contrôle. Nous ne devons pas oublier les exécutions publiques, la faim, les viols, les petites filles bannies de l'école, les femmes condamnées à porter l'horrible burqa. »
J'écrirais ces lignes dans cette chronique - je pourrais, j'y souscris mot pour mot - que je ne subirais aucune remontrance. Je suis chroniqueur. Je donne mon avis. Christine Saint-Pierre est reporter, elle rapporte. Pour rapporter les arguments des uns et des autres, elle doit taire l'opinion qu'elle s'est forgée, elle qui, en tant que journaliste, fait partie du 1% de la population la mieux informée, donc la mieux à même d'avoir une opinion. C'est l'indispensable paradoxe des artisans de l'information. Pour avoir enfreint cette règle cardinale, Christine (je l'appelle par son prénom, je l'ai encore croisée l'autre jour à la pharmacie) sera suspendue de ses fonctions et sera privée d'Afghanistan. Décision parfaitement justifiée.
Pourtant, je l'applaudis. Non parce que je suis d'accord - quoique cela doit nourrir mon enthousiasme. Non parce que c'est un événement majeur - on n'en parle déjà plus. Mais parce qu'il y a là un moment d'humanité, de liberté retrouvée par la transgression du règlement, un cri du cerveau et du cœur de quelqu'un qui voulait dire : assez ! Elle voulait que son cri soit entendu, quelles que soient les conséquences. Elle a réussi.
Ce n'est remarquable que parce que sa position est à contre-courant de l'immense majorité de l'opinion québécoise. Ses auditeurs (et la majorité d'entre vous chers lecteurs) êtes en proie à un effet pervers du sentiment anti-Bush et à une dérive de la tradition pacifiste québécoise. Effet pervers, d'abord, car si 81% des Québécois, et moi, rejetons Bush et ses politiques, rabrouons sa politique iraquienne et israélienne, en sommes nous au point où tout ce que Bush touche devient radioactif ? Il est pour une intervention en Afghanistan, donc nous sommes contre. (S'il fallait qu'il dise du bien de Céline Dion, sa carrière serait foutue !) Que l'administration américaine ait mal géré l'intervention afghane ne fait aucun doute. Mais devons-nous lui préférer le retour au pouvoir des Talibans ? Il y a des raisons progressistes d'être en Afghanistan. Des raisons démocrates. Des raisons féministes.
Dérive de la tradition pacifiste, ensuite, car, s'il est vrai que nos parents ont refusé de se soumettre à des gradés francophobes pendant la seconde guerre (René Lévesque préférant joindre l'US Army), il y eut en proportion davantage de volontaires québécois que canadiens anglais pour repousser les nazis en Europe. Plus récemment, en 1990, tous les partis, y compris le PQ, avaient appuyé l'intervention de la coalition lors de la première guerre du golfe. Refuser aujourd'hui tout engagement militaire, c'est s'exclure de tout combat pour la liberté. Voilà, je pense, ce qui a nourri le raz-le-bol de Christine Saint-Pierre.
Dany Lafferrière, dans une chronique radiophonique cet été, avait fait l'éloge du coup de boule de Zinédine Zidane. Le coup de tête qu'il a donné au joueur italien Materazzi. C'était puéril ? Peut-être. Il a contribué à faire perdre à son équipe la coupe du monde ? Cela se peut. Il a entaché sa carrière qui se terminait ce soir là ? Indubitablement. Mais à cause de la lourdeur des conséquences, la décision prise instantanément par cet être généralement raisonné, de terrasser un adversaire italien qui, on le sait maintenant, avait mis en cause l'honneur de sa sœur, est profondément séduisant.
Ce n'était pas plus fort que lui. C'était, à cet instant, ce qui était le plus fort en lui. Même chose pour Christine. La norme de l'objectivité journalistique - admirable, indispensable - les conséquences pour la carrière - imprévisibles - ne faisaient pas le poids devant l'absolue nécessité d'exprimer sa conviction et son émotion. Ce n'est ni l'audace ni le courage que je salue, mais l'être humain.
Jean-François Lisée est directeur exécutif du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CÉRIUM).

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Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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