Robert Bourassa, dix ans après

Robert Bourassa - 10e anniversaire


À l'occasion du dixième anniversaire de la mort de l'ex-premier ministre Robert Bourassa, plusieurs journalistes sollicitent mes commentaires sur le bilan de son action. Je n'ai pas l'habitude de me défiler, mais j'ai trouvé utile de coucher sur papier l'état de ma réflexion.

Sur le fond, mon avis n'a pas changé, car les faits sont têtus. Mais je considère bien sûr normal que la mémoire d'un premier ministre élu à quatre reprises et dont l'action fut déterminante pour notre histoire moderne soit soulignée, à la fois par une statue à l'Assemblée nationale et par la désignation d'une grande artère à son nom.
On doit à Robert Bourassa personnellement (en ce sens qu'il s'agissait de ses dossiers) le développement hydroélectrique du nord, la désignation du français comme langue officielle, puis le durable compromis de la prédominance du français sur l'affichage commercial. Et c'est sous sa gouverne que notre société s'est notamment dotée du système d'assurance-maladie, de la Charte des droits de la personne et du réseau de l'Université du Québec. Un legs important et durable.
Mais chaque premier ministre a aussi sa part d'ombre. Et il y a une colonne débit à ce bilan. N'en restant qu'aux choses essentielles, je retiens trois éléments qu'il faut aussi se remémorer.
Crise d'Octobre
En octobre 1970, Robert Bourassa fut, comme plusieurs autres leaders occidentaux, aux prises avec le terrorisme. Le Front de libération du Québec a kidnappé un diplomate britannique et un ministre. Il fut pourtant le seul chef d'une démocratie occidentale, dans la seconde moitié du XXe siècle, à avoir réclamé, et obtenu, en temps de paix la suspension des libertés civiles de ses concitoyens. Le seul à avoir cautionné l'emprisonnement de 500 membres de la société civile sans acte d'accusation, les perquisitions sans mandat chez 4600 citoyens.
On sait maintenant que la GRC affirmait avec raison que ces arrestations et perquisitions n'allaient en rien aider à retrouver les otages ou leurs ravisseurs. Sauf exceptions, pendant 21 jours en moyenne, 500 prisonniers d'Octobre n'ont pas pu voir leur avocat : rien n'interdisait à M. Bourassa de leur accorder ce droit. Dans la plupart des cas, ils n'ont pu parler à leur famille : il aurait pu les y autoriser. Ils n'ont pu savoir de quoi ils étaient accusés : il aurait pu l'exiger des procureurs. Mais le fait est que ces Québécois étaient en prison pour délit d'opinion.

Lorsqu'on a présenté au premier ministre Bourassa la liste des personnes qui allaient être arrêtées, il a vu le nom de poètes. Gérald Godin, Gaston Miron, Michel Garneau, Denise Boucher, Patrick Straram. Il n'a voulu rien faire pour empêcher leur arrestation. Maurice Duplessis avait emprisonné des syndicalistes et des témoins de Jéhovah.
Robert Bourassa a emprisonné des poètes.
L'après-Meech
En juin 1990, lorsque périt son espoir de voir les provinces canadiennes adopter l'accord du lac Meech, qui devait reconnaître au moins symboliquement le caractère distinct du Québec et faire du «Canada un vrai pays pour le Québec», selon son expression, Robert Bourassa n'est nullement ébranlé dans ses convictions fédéralistes. Toute velléité de souveraineté pour le Québec représente, à son avis, un risque non calculé.
Sa conviction est ferme, comme c'est son droit le plus strict. Il s'en est d'ailleurs ouvert immédiatement à ses collègues des autres provinces et l'a déclaré en entrevue deux ans plus tard : «Ma position, du début jusqu'à la fin, n'a pas changé.» Il s'agissait de garder «le Québec à l'intérieur du Canada -- tout le reste n'est que du bavardage, du gossip».
Pourtant, publiquement, depuis le jour de la mort de Meech et pendant huit mois consécutifs, il refuse de répondre à la simple question : «Êtes-vous fédéraliste ? » Un an et demi après la mort de Meech, il évoque spontanément la possibilité d'organiser un référendum portant sur le Québec et le Canada devenant «des États souverains et associés». Il n'en fera rien. Il n'en croit rien. Il ne veut que brouiller les pistes.
Le reproche que j'adresse à Robert Bourassa dans les ouvrages Le Tricheur et Le Naufrageur se résume à ce refus de la sincérité. Un leader éthique aurait défendu sa conviction fédéraliste à visière levée, devant les jeunes libéraux qu'il croyait égarés, devant l'opinion publique qui tournait le dos au Canada. La tromperie érigée en mode de communication à un moment clé de l'histoire d'un peuple ne me semble pas un modèle pour la suite des choses.
La souveraineté culturelle
Mon troisième grief concerne son action au sein de la fédération. Il s'était donné pour objectif de conquérir pour le Québec la «souveraineté culturelle».
À Ottawa, en 1990, André Burelle, ancien conseiller de Pierre Trudeau, et Michel Roy, ancien éditorialiste, poussent le ministre Joe Clark, chargé du dossier, à satisfaire une revendication traditionnelle du Québec que le ministre Claude Ryan vient de réitérer : l'autonomie complète en matière linguistique. Québec aurait le dernier mot sur l'accès à l'école anglaise et sur l'affichage commercial. Il pourrait étendre la loi 101 aux 10 % d'entreprises réglementées par Ottawa. Ottawa protégerait le bilinguisme institutionnel et les provinces s'engageraient à adopter un Code des minorités.
Lorsque Joe Clark vient offrir cette percée historique à Robert Bourassa, que répond-il ? Laissons-lui la parole : avec Clark, «on a parlé de la langue, a raconté M. Bourassa. Je lui ai dit que je ne voulais pas la prendre... J'ai opté pour le statu quo... J'ai trouvé qu'on avait quand même suffisamment de pouvoirs».
Puis vient la culture. Marcel Masse, ministre fédéral, lui suggère de demander la «prédominance législative en matière culturelle», bref, le droit de choisir l'ampleur de sa souveraineté culturelle. Masse se fait fort d'appuyer cette idée avec ses collègues francophones au sein du pouvoir fédéral. Réaction de Robert Bourassa : désintérêt total. Il ne reprend pas la revendication à son compte, n'en informe même pas ses adjoints.
Robert Bourassa aura sa statue, il aura sa rue, et c'est très bien ainsi. Mais en observant l'oeuvre du sculpteur ou en déambulant sur l'artère, il ne sera pas inutile d'avoir une pensée pour Gaston Miron et ses amis poètes, ou de réfléchir aux vertus de la sincérité en politique, ou encore d'imaginer ce que serait le Québec si Robert Bourassa avait vraiment cru à la souveraineté culturelle.
Jean-François Lisée
_ Auteur des livres Le Tricheur et Le Naufrageur, sur Robert Bourassa, et directeur exécutif du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal*
*L'auteur s'exprime ici à titre personnel.

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Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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