Sophie Cousineau, la chroniqueuse économique de La Presse, écrit à propos du budget Flaherty : « On ne peut échapper à cette détestable impression que les conservateurs, déçus de leurs insuccès électoraux dans la province, ont tourné le dos au Québec ».
Elle mentionne les 2,7 milliards versés aux constructeurs automobiles de l’Ontario et le milliard octroyé à la nouvelle Agence de développement du sud de l’Ontario, alors que le Québec et la Colombie-Britannique se partageront un maigre 170 millions pour venir en aide à leur secteur forestier.
Elle parle de « pure provocation » pour qualifier la somme de 154 millions consentie pour la création d’une commission des valeurs mobilières nationale à laquelle tous les partis politiques du Québec s’opposent.
Mme Cousineau aurait également pu mentionner le milliard de dollars que le Québec va perdre par suite de la révision du calcul de la péréquation. Mais elle s’est bien prudemment gardée d’aller à l’encontre du rédacteur en chef de son journal. Dans son éditorial, André Pratte adopte en effet le point de vue fédéral et écrit que « Jean Charest aura beau déchirer toute sa garde-robe, il ne pourra dissiper l’impression désagréable que, dans ce dossier, la province se comporte en enfant gâté. »
Que le Parti conservateur « tourne le dos au Québec » ne devrait pas être une surprise pour qui suit l’actualité politique à Ottawa. Dans une lettre d’opinion publiée dans le Globe and Mail (14 novembre 2008) au lendemain de la dernière campagne électorale, Tom Flanagan, le mentor politique de Stephen Harper, recommandait aux conservateurs de « tourner le dos » au Québec et de chercher plutôt une majorité dans les circonscriptions ethniques de l’Ontario et de la Colombie-Britannique.
Pour faciliter la chose, Stephen Harper proposait dans le Discours du Trône une réforme de la carte électorale qui donnerait 21 circonscriptions supplémentaires à l’Ontario et un nombre indéterminé à l’Alberta et à la Colombie-Britannique. Avec de telles modifications à la représentation à la Chambre des communes, un gouvernement majoritaire serait désormais possible sans l’obligation de faire des gains électoraux au Québec.
Tom Flanagan écrivait qu’une telle réforme réglerait « le plus gros problème » du Canada, soit « l’attitude des Québécois qui voient le Canada de façon instrumentale comme étant uniquement une source de revenus pour leur province ». Jeffrey Simpson et Norman Spector, deux influents chroniqueurs au Canada anglais, ont applaudi à la perspective de pouvoir enfin fermer le clapet au Québec, cet « éternel quémandeur ». C’est à ce club sélect de « mange-Canayens », comme on disait autrefois, que se joint André Pratte en qualifiant le Québec d’« enfant gâté ».
Il n’est donc pas étonnant que l’éditorialiste en chef de La Presse ait apporté son soutien au budget Flaherty en le présentant comme « un budget libéral » pour enjoindre Michael Ignatieff à ne pas renverser le gouvernement. C’était d’autant plus prévisible que son patron, Paul Desmarais Jr, siège au « Comité des sages » créé par Jim Flaherty pour le « conseiller » sur les mesures à prendre pour faire face à la crise économique.
Il y côtoie des gens comme James D. Irving, héritier de la tristement célèbre famille Irving du Nouveau-Brunswick et Mike Lazaridis de Research in Motion – l’inventeur du BlackBerry – et d’autres membres de l’establishment financier canadien en quête de bonnes affaires. Soulignons que Mike Lazaridis et son associé Jim Bassillie font présentement face à une poursuite record de 100 millions $ de la Security and Stock Exchange de Toronto pour une affaire de fraude.
Le budget répond aux attentes de ces « sages ». Michel Chossudovsky explique ailleurs dans ce journal comment l’« aide » mirobolante de 200 milliards $ versée aux banques va accélérer la concentration du pouvoir économique au Canada. On se souviendra que, lors de la dernière campagne électorale, Stephen Harper avait déclaré que la crise financière « offrait d’excellentes occasions d’achats à la bourse ». Ses amis de la classe dirigeante sont aujourd’hui aux premières loges pour bénéficier des aubaines à venir avec l’aide financière du gouvernement.
La manœuvre a déjà fait ses preuves en France. Dans son édition du début décembre, le Canard Enchaîné décrit « les emplettes réalisées à la Bourse depuis quelques semaines par deux milliardaires, le Belge Albert Frère et le Canadien Paul Desmarais. Ces deux copains de Sarko profitent librement de la crise pour acheter à bon prix des actions des grandes entreprises françaises et y renforcer leurs participations. »
Quant aux victimes de ces restructurations économiques, ils devront se contenter de miettes. Le budget ne prévoit rien d’autre que l’ajout de cinq semaines aux prestations de l’assurance-emploi. Rien pendant les deux semaines de carence, rien pour faciliter l’admissibilité de 50 % des travailleurs exclus d’office du régime.
Les commentateurs politiques qualifient le budget de keynésien. Pourtant, on est bien loin du New Deal. Dans L’Amérique que nous voulons (Flammarion), l’économiste américain prix Nobel d’économie, Paul Krugman, explique comment les États-Unis de Franklin Delano Roosevelt se sont relevés de la Grande Dépression des années 1930 avec des programmes sociaux et d’infrastructures, mais également par une meilleure répartition de la richesse entre les différentes classes de la société.
Quel a été l’instrument privilégié pour assurer cette redistribution? La réponse tient « presque en un seul mot : l’impôt », nous dit Krugman. Les données qu’il cite sont éloquentes : « Le taux le plus élevé d’imposition du revenu (qui de nos jours est de 35 % seulement) était monté jusqu’à 63 % sous le premier mandat de Roosevelt et jusqu’à 79 % sous le second. Au milieu des années 1950, lorsque les États-Unis faisaient face aux dépenses de la Guerre froide, il a atteint 91 %. »
« L’impôt fédéral moyen sur les profits des entreprises, poursuit Krugman, est passé de moins de 14 % en 1929 à plus de 45 % en 1955. Les droits de succession sur les très grandes fortunes sont passés de 20 à 45, puis 60, puis 70, et finalement à 77 %. »
Comprend-on comment Harper fait fausse route avec ses réductions d’impôt pour les entreprises et les particuliers, d’ailleurs plus importantes pour les revenus plus élevés?
Le discours que Roosevelt a prononcé au Madison Square Garden à New York à la veille de l’élection de 1936 nous donne une idée de l’approche qui était la sienne, à l’antipode de celle du gouvernement Harper. Franklin Delano Roosevelt déclarait au peuple américain :« Nous avons dû lutter contre les vieux ennemis de la paix – le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse, l’antagonisme de classe, l’esprit de clan, le profiteur de guerre.
Ils avaient commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme un simple appendice à leurs affaires privées. Nous savons maintenant qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé.
Jamais dans toute notre histoire, ces forces n’ont été aussi unies contre un candidat qu’elles ne le sont aujourd’hui. Elles sont unanimes dans leur haine pour moi – et leur haine me fait plaisir. » (cité par Paul Krugman).
Aujourd’hui, au Canada, nous sommes gouvernés par des gens comme Paul Desmarais qui considèrent le gouvernement « comme un simple appendice à leurs affaires privées ». Plus la crise s’approfondira, plus la population réalisera « qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par l’argent organisé que par le crime organisé ». Il ne restera plus alors qu’à trouver et à soutenir des dirigeants politiques qui ne craindront pas d’affronter la haine de l’argent organisé et qui y trouveront même un certain plaisir.
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