Il y a de ces vies qui marquent des nations entières. Pour le meilleur.
René Lévesque en fait partie.
Impossible., par contre, de faire ici le tour d’une carrière politique aussi riche et longue que la sienne – avec ses hauts et ses bas.
Cette marque, devenue indélébile depuis, elle s’est révélée au grand jour, le 1er novembre 1987, au moment où des millions de Québécois ont appris qu’il était mort d’une crise cardiaque à 65 ans.
Pendant des jours, des milliers de gens ont défilé devant sa dépouille, placée en chapelle ardente dans le hall majestueux de l’ancien Palais de justice.
Après avoir fait la file dans les rues du Vieux Montréal, parfois même pendant des heures, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux, sont venus lui rendre hommage, un à un, dans le silence et les larmes refoulées.
Je m’en souviens comme si c’était hier.
Arrivée devant le cercueil, le temps s’est arrêté.
À la vitesse de l’éclair, ont défilé dans ma tête les 27 derniers années de l’avènement de ce Québec «moderne» auquel René Lévesque, aux côtés d’une brochette de bâtisseurs exceptionnels, avait tant contribué.
Puis, sortant de l’édifice, j’ai observé attentivement cette mer de monde. Chacun attendait patiemment son tour pour venir voir «son» René.
Frappée par la puissance de l’émotion et de la reconnaissance qui montaient spontanément de cette foule, l’impression était celle d’un peuple tout à coup orphelin.
Le moment était unique. Insaisissable.
Aujourd’hui, 25 ans plus tard, le temps n’a rien enlevé à la force de ces émotions, à la puissance de ce moment.
25 ans plus tard, le temps et le recul qu’il offre ont permis de mieux décanter l’ensemble et la complexité de son œuvre politique. De son héritage. Pusieurs colloques et ouvrages majeurs sur la vie de René Lévesque – dont les brillants quatre tomes de Pierre Godin. – y ont grandement contribué.
Pour ma part, je retiens de René Lévesque beaucoup, dont ces quelques éléments essentiels.
Les deux René Lévesque
Après une carrière fructueuse et innovatrice en journalisme, on pourrait dire que dans cette bête politique complexe qu’était devenu cet homme, il y avait plusieurs René Lévesque … Métaphoriquement parlant.
Le premier est apparu en 1960.
Recrue-vedette de l’«équipe du tonnerre», il réussirait à convaincre son propre premier ministre, Jean Lesage, et la majorité des Québécois par la suite, qu’il était temps de nationaliser l’hydro-électricité.
Représentation concrète du «Maîtres chez-nous» de Lesage et pilier central du nationalisme québécois moderne – de cette Révolution dite tranquille -, la décision de nationaliser plutôt que de se contenter de redevances des compagnies privées passerait aujourd’hui dans certains milieux pour du communisme pur. Et pourtant…
Un second René Lévesque, parfois plus ambigu, s’est révélé dans le bouillonnement de sa démission du PLQ, suivie de la création en 1967 du Mouvement souveraineté-association – le MSA.
Puis encore, en 1968, avec la publication de son manifeste «Option Québec» et la naissance du Parti québécois, produit de la fusion du MSA et du Ralliement national, suivi de la dissolution du RIN – le Rassemblement pour l’indépendance nationale de Pierre Bourgault et André d’Allemagne -, dont les membres étaient libres de se joindre au PQ.
Or, cette dissolution du RIN, l’accession à la direction du PQ par René Lévesque et la marginalisation qui s’en est suivie de Pierre Bourgault, forgeraient pour longtemps le mouvement souverainiste.
Un mouvement de coalition qui serait souvent tiraillé entre ce qu’on appelle la vision lévesquiste de la souveraineté (celle d’un Québec souverain ou autonome associé au Canada) et la vision riniste (celle d’un Québec pleinement indépendant).
Au fil des ans, le fossé entre René Lévesque et Pierre Bourgault deviendrait d’ailleurs abyssal, personnellement et politiquement.
On salue aujourd’hui le grand démocrate qu’était René Lévesque parce qu’il voulait faire la souveraineté par référendum. Et démocrate, il le fut en effet sous bien d’autres aspects.
Ce qu’on oublie souvent est qu’à la fondation du PQ, le programme prévoyait plutôt une souveraineté par voie d’élection référendaire. Traduction: si élu et majoritaire, un gouvernement péquiste aurait le mandat d’enclencher la création d’un Québec souverain.
Or, en même temps, la position de René Lévesque restait celle d’un Québec souverain associé au Canada. Tout une quadrature du cercle.
Ce n’est qu’avec l’arrivée de Claude Morin au PQ – un personnage trouble dont il fut révélé en 1992 qu’il avait été un informateur payé de la GRC -, que M. Lévesque s’est laissé convaincre par celui-ci qu’un référendum (en fait, deux) était dorénavant nécessaire.
Et ce, non pas pour «faire» l’indépendance, mais pour «négocier» avec le Canada une nouvelle entente dite d’égal à égal. C’était l’«étape» d’un premier référendum, si gagné.
Ensuite, du moins en théorie, une fois «négociée», cette «entente» devait être approuvée, ou non, par les Québécois dans une deuxième «étape» – celle d’un second référendum.
Une vaste commande ouverte à tous les dérapages possibles entre le premier et le deuxième référendum.
Cet étapisme, c’était cette très longue question posée au référendum du 20 mai 1980 :
Le gouvernement du Québec a fait connaître sa proposition d’en arriver, avec le reste du Canada, à une nouvelle entente fondée sur le principe de l’égalité des peuples : cette entente permettrait au Québec d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses impôts et d’établir ses relations extérieures, ce qui est la souveraineté et, en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique comportant l’utilisation de la même monnaie; aucun changement de statut politique résultant de ces négociations ne sera réalisé sans l’accord de la population lors d’un autre référendum; en conséquence, accordez-vous au gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec et le Canada?
Cette formule «étapiste» avait certes le vernis de la démocratie – ce qui avait attiré René Lévesque. Mais en fait, elle était un véritable guet-apens politique.
Non seulement les dirigeants souverainistes devaient gagner un premier référendum, mais ils devaient ensuite tenter de négocier une entente avec un «partenaire» politique, le fédéral et les autres provinces, qui auraient alors eu tout le loisir et intérêt à faire dérailler le processus.
Bref, même s’il avait gagné le premier référendum, René Lévesque ne se serait jamais rendu à un deuxième…
C’est pourquoi en 1995, Jacques Parizeau – lequel s’était opposé à l’étapisme de Morin – tout en acceptant le passage obligé d’un référendum, refusa de rendre la réalisation de la souveraineté conditionnelle, comme en 1980, à la négociation réussie d’un «partenariat» avec le Canada.
En 1995, ce piège politique, Parizeau, tout comme Bourgault, n’en voulait pas, alors que Lucien Bouchard, poussait de son côté la machine pré-référendaire pour un retour à la stratégie des deux référendums.
Bref, même 15 ans après le premier référendum, les deux visions – celles de Lévesque et de Bourgault – s’affrontaient à nouveau au sein du mouvement. Cette fois-ci, à travers Jacques Parizeau et Lucien Bouchard…
Cette ambiguïté amena également René Lévesque à commettre d’autres erreurs tactiques majeures.
Sa décision d’accepter en 1981, sans mandat électoral, d’aller «négocier» le rapatriement de la constitution et la rédaction d’une nouvelle avec Pierre Trudeau – l’adversaire du mouvement souverainiste le plus coriace et le plus habile -, en fut une dont les conséquences politiques sur le Québec se font encore sentir aujourd’hui.
Le troisième tome de Pierre Godin de sa biographie de René Lévesque en fait le récit tragique. Les erreurs de jugement et la confiance mal placée en des gens qui, en bout de piste, le lâcheraient, y abondent.
Idem pour sa décision, en 1984, de prendre le «beau risque» du fédéralisme renouvelé. Celui que promettaient Brian Mulroney et Lucien Bouchard. Et encore une fois, René Lévesque le fit sans mandat électoral.
Ce geste de trop lui coûta la démission de plusieurs de ses meilleurs ministres, dont les Parizeau, Lazure et Laurin. La crise fut dramatique et la cassure, absolue.
Les conflits avec sa base militante la plus indépendantiste – ceux qu’il appelait avec colère les «ayatollah en pantoufles» – furent épiques, destructeurs et démobilisateurs.
Le résultat fut une fin de règne douloureuse pour René Lévesque. Et ce, jusqu’à ce que certains lui montrent carrément la porte.
Certains avancent que les «purs et durs» ont eu sa tête. Or, Pierre Godin, entre autres, apporte quelques bémols intéressants.
Alors que des rumeurs circulaient d’un René Lévesque malade, dépressif, erratique et buvant comme une éponge, le clan Johnson (Pierre-Marc Johnson ambitionnant, comme d’autres, de devenir un jour chef du PQ) s’activait, lui aussi.
Pierre Godin rapporte même les paroles fatidiques d’une des démissionnaires, Denise Leblanc : «Ce n’est pas les orthodoxes qui contestent le leadership de Monsieur Lévesque, ce sont les révisionnistes». Les révisionnistes étant identifiés surtout au clan Johnson.
Mais qui sait, dans les faits, ce qui s’est vraiment passé derrière les portes closes de cette fin difficile de carrière pour René Lévesque.
Humilié, chassé en 1985 de son parti et de son poste de premier ministre, René Lévesque a lentement repris sa vie avec sa femme, Corinne Côté, sa famille et ses amis.
Il a aussi retrouvé sa plume. Heureusement.
Il a signé ses mémoires – «Attendez que je me rappelle». L’ancien journaliste a repris sa chronique dans le Journal de Montréal. On pouvait aussi l’entendre à CKAC.
À TVA, il a produit et animé deux émissions spéciales pour le Sommet de la francophonie, pour lesquelles, apprend-on dans sa biographie de l’Assemblée nationale, il «reçut le Prix du meilleur documentaire international de la Communauté des télévisions francophones».
Inactif, le René Lévesque de la retraite? Ce n’était pas son genre…
Du moins, jusqu’à ce que l’étincelle de son regard nous quitte en 1987.
Le René Lévesque premier ministre
Le second René Lévesque est apparu en 1976, le 15 novembre, sous les traits d’un nouveau premier ministre.
S’il était moins bon stratège comme chef du mouvement souverainiste, il allait s’avérer être un des très grands premiers ministres de l’histoire du Québec.
Dans son premier mandat, le «bon gouvernement» qu’il avait promis n’était pas une formule creuse. Ce fut, en effet, un gouvernement d’une qualité exceptionnelle.
Comme celui de Jean Lesage, dont il avait fait partie, son gouvernement fut celui de l’action et des décisions audacieuses, souvent dans l’objectif d’une plus grande justice sociale et d’un développement économique conséquent.
Dans tous les domaines, ou presque, ces deux préoccupations ont dominé.
Son équipe de ministres était aussi solide que celle de Jean Lesage, sinon plus encore.
Les Jacques Parizeau, Denis Lazure, Camille Laurin, et la presque totalité du conseil des ministres était faite d’hommes et de femmes à l’intelligence et à l’intellect redoutables.
Fait inusité de nos jours: ces ministres ne parlaient pas en mode «cassette».
On le sait peu aujourd’hui, mais ces hommes et ces femmes étaient aussi pour la plupart dotés d’une formation universitaire supérieure, d’une culture aussi québécoise qu’universelle. Plusieurs parlaient deux langues ou trois et avaient étudié et/ou voyagé de par le monde.
Ils incarnaient l’antithèse de ce présumé «repli sur soi» dont certains parlent tant de nos jours…
Croulant sous les révélations fracassantes de la commission Charbonneau, on se souvient surtout maintenant de la grande intégrité que René Lévesque et son équipe avaient insufflé à la gouvernance de l’État. Notamment avec sa loi sur le financement des partis politiques.
Comme quoi, contrairement à un mythe qui s’installe de plus en plus, les gens aux moyens financiers plus modestes comme l’était René Lévesque ne sont pas plus «corruptibles» parce qu’ils ne sont pas indépendants de fortune… Ou vice-versa.
Parfois même à son corps défendant – comme pour la Loi 101 de Camille Laurin, un chef-d’oeuvre de législation -, il a présidé à une kyrielle de réformes majeures.
Pour livrer la marchandise, lui et son équipe ont eu le courage d’affronter de multiples controverses, des débats de société très durs et très polarisants, sans oublier le chantage économique du milieu des affaires, de même que les accusations constantes de xénophobie, de racisme et d’anglophobie lancées par les leaders et les médias anglo-québécois et canadiens-anglais.
Bref, ils n’ont pas «géré» à la petite semaine, en craignant la moindre controverse, ils ont gouverné.
Et ils ont fort bien gouverné. Pas toujours, mais souvent…
L’homme fut un grand premier ministre.
Mais pour bien des Québécois ayant eu la chance de vivre cette époque, ce qu’ils gardent surtout de René Lévesque est ce sentiment de fierté qu’il avait su inculquer, par l’exemple et l’action, à ce peuple de locataires.
Son érudition et sa maîtrise impeccable de la langue française ont aussi fait œuvre d’exemple. Le tout, en demeurant d’une grande proximité avec ce qu’on appelle le «vrai monde» – celui qu’on ne croise jamais dans les grands salons ou les coulisses du pouvoir.
Félix Leclerc a écrit ceci pour la pierre tombale de René Lévesque :
La première page de la vraie belle histoire du Québec vient de se terminer… Dorénavant, il fait partie de la courte liste des libérateurs de peuple.
En effet.
Or, la libération est un processus complexe, long, et semé d’obstacles. Il arrive même parfois qu’il n’aboutisse jamais.
En 1985, l’ex-fondateur et penseur du RIN, André d’Allemagne le reconnaissait lui-même d’emblée en entrevue. Disant toujours espérer l’indépendance du Québec, il faisait simplement le constat à l’effet qu’elle pourrait aussi ne jamais se faire. «L’histoire est capricieuse», laissa-t-il tomber…
À défaut d’avoir libéré le Québec, René Lévesque aura puissamment contribué à libérer bien des Québécois dans leur tête. À les rendre libres d’être fiers de ce qu’ils sont devenus.
René Lévesque n’est pas une icône. Il était un homme profondément imparfait.
Il fut néanmoins un grand premier ministre, intègre et dévoué, doublé, par contre, d’un stratège souverainiste nettement plus chancelant.
Il aura beaucoup aimé le Québec. Et contrairement à d’autres, il aura aussi aimé ceux et celle qui l’habitent. Il n’était pas de cette école du mépris pratiquée par un Pierre Trudeau.
C’est pour tout cela, pour l’ensemble de son œuvre, que tant de Québécois ont été secoués jusque dans leurs tripes en apprenant la mort de René Lévesque.
Elle vient de là, cette émotion qui, après sa mort, montaient spontanément des foules qui se déplaçaient et attendaient patiemment pour aller lui dire un dernier «merci».
***
Quelques suggestions de lecture, pour terminer :
- Évidemment, les quatre tomes de Pierre Godin sur René Lévesque, parus chez Boréal.
- La magnifique biographie de Pierre Bourgault – «Bourgault» – signée Jean-François Nadeau et parue chez Lux.
- «Une idée qui somnolait» de André d’Allemagne, réédité chez Comeau & Nadeau.
- On peut aussi voir ici M. d’Allemagne, décédé en 2001, dans une rare entrevue.
- La biographie de Jacques Parizeau en trois volumes signé par l’ex-journaliste Pierre Duchesne chez Québec-Amérique est également un «must».
Et tant d’autres encore….
- Dans cette vidéo, par exemple, on peut voir une entrevue tout à fait fascinante de René Lévesque en anglais à l’occasion de la sortie de ses mémoires. Patient, comme ça se peut pas…
Et sans oublier ceci :
- Le livrel de l‘Actualité sur René Lévesque
- Le dossier que lui consacre Le Devoir.
- Le billet de mon collègue Alec Castonguay.
***
Et vous, que retenez-vous de René Lévesque?
Si vous étiez nés, que faisiez-vous, ces premiers jours de novembre 1987?
Qu’avez-vous vécu?
Quelles sont les réflexions qui vous sont venues ou qui vous viennent 25 ans plus tard?…
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