L’agression contre les médias en Israël est un symptôme d’une maladie beaucoup plus grave qui atteint ses institutions.
Le ministre israélien de la communication, Ayoub Kara, m’a fait honte. Il m’a fait honte en tant qu’Israélien, journaliste et être humain épris de liberté. Ayoub Kara veut mettre Israël sur les rangs de l’Arabie Saoudite, de l’Égypte, de Bahreïn et des Émirats, en déclarant la guerre à Al Jazeera.
Le ministre Kara est perçu en Israël comme une sinistre plaisanterie. Il a été nommé à ses fonctions juste au moment où le Premier ministre Benjamin Netanyahu devait rendre des comptes à la justice. Kara est devenu la marionnette de Netanyahu au ministère de la communication. Tout cela ne rend pas sa décision de déclarer la guerre à Al Jazeera moins importante ou moins significative. Au contraire, le ministre Kara essaie non seulement de coller aux initiatives politiques de son maître, mais aussi au sentiment dominant en Israël selon quoi toute voix critique en Israël et à l’étranger devrait être combattue.
La déclaration de l’intention du gouvernement de fermer Al Jazeera et de bloquer sa diffusion en Israël pourrait avoir très peu de conséquences pratiques. Il est difficile de savoir si le gouvernement israélien peut fermer le bureau d’Al Jazeera, si les employés d’Al Jazeera peuvent être empêchés de travailler comme journalistes, si le bureau de presse gouvernemental peut révoquer ses accréditations, et st si le gouvernement peut empêcher les Israéliens de regarder Al Jazeera. Mais ce sont des questions mineures. Le problème principal est l’intention israélienne et la politique israélienne, qui a un contexte beaucoup plus large.
Ce dont il est question, c’est du visage démocratique de l’état et d’une tentative de freiner la liberté d’expression et la liberté de la presse en Israël – « la seule démocratie au Moyen-Orient ». Ce processus pourrait commencer avec Al Jazeera mais il ne s’arrêtera pas là. Il continuera avec la BBC et CNN et il pourrait se terminer par la fermeture des médias israéliens que le gouvernement ne supporte pas. Et donc, l’affaire Al Jazeera devrait s’inquiéter beaucoup plus d’Israéliens, de Juifs et d’Arabes.
Ce que nous voyons ne sont rien de moins que les fissures qui s’approfondissent dans la démocratie israélienne. C’est une voie extrêmement dangereuse, dans laquelle d’autres gouvernements du monde se sont précipités. Vous savez où cela commence, mais pas où cela s’arrête. C’est le chemin dangereux que le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, pour prendre un exemple, a emprunté.
Le gouvernement actuel en Israël est le gouvernement le plus nationaliste et le plus réactionnaire que Israël ait jamais eu. M. Netanyahu est en poste depuis près de 10 ans, mais ce n’est que dans le présent terme que lui et ses collègues ont gagné assez de confiance pour commencer à changer le visage d’Israël et même de sa règle de droit. Son gouvernement a adopté une législation antidémocratique contre les ONG, a lancé une attaque politique contre le système juridique, lancé des campagnes de haine contre les médias et la gauche, et a déclaré la guerre à toute critique d’Israël à l’étranger.
Il met en place l’infrastructure juridique et politique pour créer un système d’apartheid en Israël, en attaquant toute personne qui pourrait devenir un obstacle à la réalisation de cet objectif. Dans ce cadre, Israël a récemment commencé à empêcher les militants de défense des droits de l’homme, les critiques d’Israël et les partisans de la campagne BDS, d’entrer en Israël et dans les Territoires occupés. Dans ce contexte, le Premier ministre, qui fait l’objet d’une enquête policière, soupçonné de corruption et d’autres crimes, essaie de s’attaquer à la gauche et aux médias en Israël.
Cette politique a beaucoup de partisans en Israël. La démocratie israélienne est très fragile et menacée par beaucoup d’ignorance et de vues antidémocratiques. Les Israéliens apprennent à penser que la démocratie est la domination de la majorité, que les minorités n’ont pas de droits, et que toute critique d’Israël, de l’intérieur ou de l’extérieur, n’est rien de moins qu’une trahison ou de l’antisémitisme.
Faire une déclaration pour fermer le bureau d’un média avec l’excuse ultime que celui-ci soutienne le terrorisme et viole la sécurité d’Israël est perçue en Israël comme une initiative patriotique et populaire. La fermeture d’Al Jazeera est une autre attaque contre les Palestiniens israéliens, qui sont les principaux téléspectateurs d’Al Jazeera en Israël et qui ont été la cible d’une campagne systématique menée par le gouvernement et le Premier ministre lui-même. Les Palestiniens israéliens sont la cinquième colonne et Al Jazeera est leur drapeau.
Il y a des commentateurs qui ont suggéré que le mouvement contre Al Jazeera en Israël doit être vu dans le contexte de la nouvelle coalition des « États sunnites modérés » au Moyen-Orient, dirigée par l’Arabie saoudite, qu’Israël essaie d’intégrer. Je ne suis pas d’accord avec cette explication. De Tel-Aviv, l’initiative de Kara a beaucoup plus à voir avec la lutte contre le mouvement pour le boycott, le désinvestissement, et les sanctions (BDS), contre Haaretz, mon journal, contre l’organisation israélienne pour la justice sociale, New Israel Fund, et contre l’ONG Breaking the Silence (créé par les anciens combattants israéliens) – plutôt qu’avec de secrètes relations avec Riyad et Le Caire.
Si la décision du ministre Kara n’est pas annulée ou déclarée illégale par la Cour suprême, il sera clair qu’Israël prend une voie extrêmement dangereuse. L’association des journalistes israéliens a déjà protesté contre l’intention de fermer Al Jazeera. Il appartient maintenant à tous les démocrates israéliens de dire à leur gouvernement: ne freinez pas le libre accès à toute source d’information, qu’elle soit critique ou non à l’égard d’Israël !
Gidéon Lévy | 12 août 2017 | Al-Jazeera
Né en 1955, à Tel-Aviv, Gidéon Lévy est un journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz.
Source : Chronique de Palestine
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