Charles Taylor et Gérard Bouchard (Photo Patrick Sanfaçon, La Presse)
Tristan Péloquin - Face à des minorités culturelles qui affirment avec force leur identité grâce à la religion, les Québécois d'origine «canadienne-française» sentent que leur propre culture s'est vidée de sa substance. «Ça se joue sur l'idée que la révolution tranquille a détruit les anciennes traditions, comme la religion, sans les remplacer», estime Gérard Bouchard, coprésident de la Commission sur les pratiques d'accommodement.
«Ces sentiments ont été exprimés par des groupes-sonde que nous avons consultés à Montréal. On ne peut pas dire que c'est sans fondement, a soutenu hier M. Bouchard, en entrevue à La Presse en compagnie de son acolyte, le philosophe Charles Taylor. C'est vrai que la culture des immigrants paraît plus robuste parce que, d'abord, la religion y est bien vivante, alors que chez nous, on s'en est vidé. Nous n'avons plus de traditions, nous avons perdu nos repères, et nous avançons un peu à tâtons.»
«Face à cela, il y a un discours qu'on entend même chez les plus jeunes, soutenant qu'on a eu tort de bazarder la religion; que la révolution tranquille a été une erreur», a noté l'historien.
Après avoir entamé les recherches sur le terrain et alors qu'ils entament leurs consultations publiques, MM. Bouchard et Taylor sentent clairement qu'il y a un malaise au Québec à l'égard des immigrants. «J'ai dit malaise, je n'ai pas utilisé le mot crise», a toutefois précisé M. Bouchard.
Juguler ce malaise, qui prend la forme d'un «sentiment d'insécurité» lié au fait que les Québécois «sentent que leur poids rétrécit au sein de la société», est un des principaux buts visés par la commission Bouchard-Taylor. Les deux intellectuels admettent toutefois ne pas avoir actuellement en main les arguments nécessaires pour y parvenir. «Nous cherchons les textes et les argumentaires convaincants qu'on pourrait présenter au grand public pour le convaincre que l'immigration et la diversité, ce n'est pas juste un problème», a souligné M. Bouchard.
«Ce que je remarque, c'est qu'il y a une distance qui s'est établie entre les élites et là je parle des élus, des intellectuels et des universitaires et la masse de la population. Nous avons fait un consensus entre nous, sur le multiculturalisme, sur le pluralisme, et je pense que ces orientations étaient bonnes. Mais nous avons raté une marche. Je pense qu'il aurait fallu associer davantage le grand public à cette démarche», a dit M. Bouchard.
Une fois ces argumentaires trouvés, au terme des travaux de la commission, les intellectuels et penseurs du Québec devront s'assurer de les diffuser à la radio, à la télévision, dans les journaux. «Je ne parle pas d'ouvrages savants de 600 pages. Je parle d'argumentaires accessibles à tous», a expliqué l'historien.
Pour Charles Taylor, une autre priorité de la Commission consistera à «faire entendre cette colère» exprimée par des milliers d'immigrants extrêmement qualifiés, dans bien des cas davantage scolarisés que les Québécois d'origine, qui n'arrivent pas à se trouver de travail.
Pour Gérard Bouchard, il faut à cet égard impérativement mettre en lumière à quel point ces immigrants, choisis expressément pour leurs compétences, «sentent qu'ils ont été trompés par la propagande» du Québec ou de l'ambassade canadienne. «Quand on leur parle, ils réfèrent tous à une brochure ou à une vidéo qu'on leur donne à voir (avant d'immigrer)», dans laquelle on leur fait miroiter de belles possibilités d'emploi. «Quand ils arrivent avec leurs diplômes et que finalement, ils doivent laver de la vaisselle ou faire des jobs qu'on ne veut pas faire, on crée un contexte favorable à leur radicalisation», a soutenu M. Bouchard. «Il faut absolument que nous nous penchions à fond sur ce problème, a ajouté M. Taylor. Il faudrait que les deux solitudes entrent en communication.»
«Je crois qu'on a gardé trop longtemps le silence sur cet écart entre le discours de l'élite et les sentiments de la population. C'est ce qui a causé une certaine explosion dans le domaine politique, a noté M. Taylor. Beaucoup de préoccupations n'ont pas été exprimées, décortiquées. Nous croyons que la Commission sera l'endroit idéal pour le faire.»
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