Mercredi, sur les ondes d’une radio montréalaise, on discutait doctement du sexe des anges. Fallait-il cesser de faire preuve de la politesse la plus élémentaire en accueillant les usagers des services publics par « Monsieur » ou « Madame » ?
Vaste débat ! L’échange était tellement surréaliste que personne ne semblait remarquer les écarts de langage qui rythmaient la conversation. Un auditeur demanda tout naturellement « à qui cette question pouvait bien déranger ». Un autre parla des personnes qui « se faisaient adresser » (à qui l’on s’adressait). Et je ne parle pas des mots anglais lancés à tout propos par les chroniqueurs et les humoristes pour masquer le manque de vocabulaire.
Quelques jours plus tôt, sur la même chaîne, un animateur se vantait de « charger » [facturer] un montant sur sa carte de crédit. Il est frappant de voir revenir, tout particulièrement sur les chaînes publiques, des anglicismes dont on croyait s’être débarrassés. Je pense au bon vieux « commercial » [publicité] qu’on n’aurait jamais entendu à la radio publique il y a dix ans à peine. Ce retour en force participe de cette fascination pour l’anglais si évidente au Québec depuis quelques années. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir la façon comique dont certains se tordent la langue pour prononcer « Leonard Cohen » et « Woody Allen » avec l’accent de la Cinquième Avenue. Pardon, « Fifth Avenue » !
Je soulève la question, non seulement parce que s’achève ces jours-ci la Semaine de la langue française et de la Francophonie, mais parce que les Québécois qui débarquent à Paris sont toujours les premiers à dénoncer l’anglais qui s’affiche dans la publicité. Ils ont souvent raison. D’ailleurs, cette anglomanie touche toutes les capitales européennes.
Mais constatons une chose. À la radio, à la télévision, dans la presse, au marché et dans les conversations quotidiennes, rien ne ressemble en France à cette « Insidieuse Invasion », dont Michel Rondeau dresse le constat accablant dans le livre du même nom (Éditions Somme toute). Cet ancien traducteur a le mérite de ne pas être linguiste et pour cela de ne pas dissimuler son attachement viscéral à sa langue. Décrivant avec moult exemples le drame linguistique que fabrique chaque jour le bilinguisme institutionnel, il n’hésite pas à raconter par le menu cette offensive tous azimuts qui mine jusqu’à notre capacité de penser en français.
Et pourtant, au Québec, on ricane plus souvent de l’anglomanie des élites parisiennes. Comme si cette dénonciation justifiée servait aussi de prétexte à dissimuler l’incurie qui sévit chez nous.
Mardi, chose rare, dans son discours à l’Académie française, le président français a exprimé son intention de donner une nouvelle ambition à la Francophonie. Il a même reconnu que, si l’anglais progresse autant, c’est parce que nous « avons parfois abandonné » le français. Macron le fait de plus en proposant une vision exigeante. « Une langue permet des libertés […] mais elle n’existe pas si on n’accepte pas de se soumettre à ses règles », a-t-il déclaré. Évoquant ces « héros » que sont les professeurs de français, il propose de remettre la littérature au coeur de l’école, où elle a trop souvent été remplacée par des « succédanés », dit-il. En France, Macron n’a pas craint de réinstaurer les cours de latin et de grec supprimés par le précédent gouvernement au nom d’un antiélitisme qui n’était au fond qu’une forme d’égalitarisme par le bas.
Certes, Emmanuel Macron prononce des discours en anglais à Berlin. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il s’inscrit ainsi dans le sillage de Jean Charest, qui faisait la même chose à Bruxelles, une ville plus francophone que Montréal. Ne vous demandez pas pourquoi les Français qui nous connaissent bien accueillent nos critiques avec un grain de sel, eux qui constatent la bilinguisation galopante de la métropole chaque fois qu’ils atterrissent à Dorval.
Dans notre critique de l’anglomanie française, il importe de ne pas tout mélanger. « Dans le reste du monde, l’influence de l’anglais est externe. Au Québec, elle est interne », écrit avec justesse Jean Paré dans un très beau livre intitulé Pièces d’identité (Leméac). Au lieu de se complaire dans des culs-de-sac, comme cette écriture « inclusive » qui ne pourra que désarmer encore un peu plus les jeunes face à la langue, les Québécois feraient bien d’emboîter le pas à un Jean-Michel Blanquer. Le ministre de l’Éducation nationale a le courage d’aller à l’encontre des modes pédagogiques en restaurant l’étude de la littérature, en faisant apprendre des poésies aux enfants et en généralisant les chorales. Pour une fois que des signes encourageants viennent de la mère patrie, peut-être faudrait-il éviter de se complaire dans l’habituel ronron du « French bashing ».
En passant, le douanier qui m’a accueilli récemment à Montréal avait déjà résolu le débat cornélien sur « Monsieur » et « Madame ».