Un seul texte pour épingler à la fois la déchéance intellectuelle de la gauche occidentale et les intérêts capitalistes mondialistes servis par le règne de l’émotionnel dans lequel elle se confine actuellement. Autrement dit, une belle et bonne redéfinition de l’expression « idiot utile ».
Par CJ Hopkins
Paru sur Counterpunch et Consent Factory sous le titre Sympathy for the Corporatocracy
Donc, la bonne nouvelle est que nous avons réussi à survivre aux neuf premiers mois de la présidence de Donald Trump. La mauvaise nouvelle est que non seulement le pays est aujourd’hui téléguidé à distance par Vladimir Poutine, mais il semble que nous soyons arrivés au bord de la dictature russo-nazie dont la Résistance (1) nous prévenait hystériquement depuis un an qu’elle serait notre punition pour ne pas avoir élu Hillary Clinton. Les chose semblent réellement mal parties.
Comme Charles Blow l’a noté dans le New York Times, Trump a abandonné son masque de normalité (qui n’avait jamais été bien convaincant, de toutes façons), et s’est révélé ouvertement suprémaciste blanc. Politico rapporte qu’il pourrait être en train de réunir sa propre Section d’assaut trumpienne à partir de milices néo-nazies. Un autre article du New York Times nous informe de la coordination possible du régime Trump avec un mouvement néo-nazi « en expansion » et « dangereux », sauf, bien sûr, note dûment le New York Times, si leur source nazie raconte n’importe quoi. A Hollywood, des célébrités libérales, des néocons et des ex-espions ont formé un « Comité d’investigation de la Russie » qui travaillera vraisemblablement en collaboration avec le conseiller spécial Robert Mueller, qui lui-même se prépare présentement à inculper l’ex- directeur de campagne de Trump, Paul Manafort, pour avoir offert de conseiller personnellement un oligarque russe ami de Poutine à qui il avait apparemment volé des millions… ou quelque chose comme ça. Pendant ce temps, Trump s’est déplacé deux fois en Alabama pour attiser la frénésie de ses partisans suprémacistes blancs contre les athlètes professionnels afro-américains et nous diviser, nous embrouiller et nous dérouter pendant qu’il complote secrètement pour incendier le Capitole et en accuser les « terroristes antifas ». Comment a-t-on pu en arriver là ?
Bien, passons en revue ce qui s’est passé, ou du moins la version officielle de ce qui s’est passé. Pas la version d’Hillary Clinton de ce qui s’est passé (2), que Jeffrey St.Clair a habilement démonté, mais la version de l’oligarchie de ce qui s’est passé, qui chevauche la version ridicule d’Hillary Clinton mais se révèle encore plus ridicule. Pour ce faire, nous devons nous reporter au paisible été 2016, (alias « l’été de la peur »), quand les États-Unis d’Amérique étaient encore Une Cité Brillante Sur Une Colline (3) dont le phare lumineux guidait les populations éprises de liberté, les nazis n’étaient encore que quelques bouffons qui se réunissaient dans les garages de leurs parents, et la Russie était… bien, la Russie était la Russie.
A ce moment, je suis sûr que vous vous en souvenez, la démocratie occidentale était encore principalement menacée par des terroristes de type « loups solitaires » sans motivation aucune, hormis un désir fanatique d’assassiner brutalement tous les infidèles. L’axe mondial russo-nazi n’avait pas encore levé son hideuse tête. Le président Obama, au cours de ses mandats, avait à lui tout seul rendu l’Amérique à l’état de paradis paisible, prospère et progressiste qui avait été le sien avant que George W. Bush le sabote. (4) Les banques de Wall Street avait ré-émergé des cendres de la crise financière de 2008, et rachetaient toutes les maisons saisies des gens qu’ils avaient tondus ras avec des hypothèques « subprimes ». Les travailleurs américains jouissaient de la liberté et de la flexibilité de la prospérité économique retrouvée. Les campagnes électorales étaient en cours, mais nous en étions à leurs premier jours. Il était déjà clair que Trump incarnait littéralement le retour d’Hitler, mais personne ne s’en inquiétait outre mesure. Le parti Républicain était en miettes. Ni Trump, ni aucun autre de ses candidats n’avait la moindre chance de l’emporter en novembre. Non plus que Sanders, qui avait été vaincu à la loyale dans les primaires démocrates, notamment à cause de ses déclarations racistes et de ses idées délirantes, quasi-communistes.
A la base, tout était au poil. Oui, il allait être très triste d’avoir à dire adieu à Obama, qui avait renfloué tous les Américains détroussés par les banques de Wall Street, terminé toutes les guerres de Bush et de Cheney, fermé Guantanamo, et généralement servi de messie multiculturel à des hordes de consommateurs aisés à travers tout le monde libre, mais l’Espoir-et-le-Changement allaient perdurer. Les experts étaient tous d’accord… Hillary Clinton allait être présidente, et personne n’allait rien pouvoir y faire.
Ce dont nous ne doutions pas était qu’une épidémie de russo-nazisme couvait juste sous la surface des sociétés occidentales éprises de liberté, comme une sorte de kyste sébacé néo-fasciste. Apparemment, à travers tout l’Occident, des millions de citoyens qui avaient été plus ou moins normaux jusque-là avaient été infectés par une souche particulièrement virulente d’un virus russo-nazi fabriqué en laboratoire, parce qu’ils se sont tous mis à exhiber les mêmes symptômes de Troubles comportementaux suprémacistes blancs, également appelés Troubles oppositionnels fascistes (les psychiatres en sont encore à débattre du nom). Cela a commencé avec le référendum sur le Brexit, s’est étendu aux USA avec l’élection de Trump, et il y a eu des poussées en Europe comme celle que nous subissons en ce moment en Allemagne. Ces symptômes fascistes se manifestent surtout par le refus des gens atteints de voter pour les candidats qu’on leur désigne, par des vues totalitaires exprimées sur Internet, mais aussi par des crimes plus sérieux, y compris plusieurs agressions et meurtres perpétrés par des suprémacistes blancs (ce qui, bien sûr, ne s’était jamais produit sous Obama, parce que les nazis n’avaient pas encore été « encouragés »). (5)
Entendons-nous bien : malgré ce que la propagande russe vous dira, cette flambée récente de comportements fascistes n’a rien à voir, rien du tout, avec la frustration des gens contre le néolibéralisme et la ploutocratie supranationale qui a développé son empire mondial dans une impunité totale depuis vingt-cinq ans. Et elle n’a strictement rien à voir avec des unions politiques supranationales, ou des cessions de souverainetés nationales concoctées dans le cadre d’accords de « libre-échange » signés au bénéfice de corporations privées, ou de la privatisation systématique de tout, ou de la peur de beaucoup de gens de voir disparaître leur culture locale au profit d’une culture basée sur le marché, amie des grands entreprises, mondialisée et multiculturelle qui n’est qu’un simulacre de culture, et qui ne contient aucune vraie valeur culturelle (parce que la valeur d’échange est sa seule valeur opérationnelle), mais qui leur revend les signifiants éviscérés de leurs valeurs culturelles pour qu’ils puissent porter leurs « identités communautaires » comme des marques de créateurs de mode, quand, alignés aux tables de Starbucks, ils se penchent en silence sur leurs smartphones d’où ils postent des photos d’eux sur Facebook.
Non, ce mécontentement envers les politiciens, les élites du secteur privé et les médias grand public n’ont rien à voir avec quoi que ce soit de tout cela. Ce n’est pas comme si le capitalisme mondial, à la suite de l’effondrement de l’URSS (son dernier adversaire idéologique extérieur), avait restructuré toute la planète en accord avec ses intérêts géopolitiques, ou s’il s’était débarrassé de la souveraineté nationale et autres concepts nationalistes qui ne servent plus à rien dans un monde où un système idéologique unique (soutenu par la machine militaire la plus redoutable de toute l’histoire de l’humanité) règne sans partage. Parce que si c’était le cas, ce serait une bonne chose si nous nous interrogions sur le rapport possible entre ce développement historique et cette flambée de nazisme, de racisme et d’autres formes de « haine »… peut-être pourrions-nous même en envisager une analyse de gauche.
Cette analyse hypothétique de gauche pourrait se concentrer sur la façon dont le capitalisme est fondamentalement opposé au despotisme, et consiste essentiellement en une machine à décoder les valeurs qui transforme tout et tous ceux qu’il touche en marchandises interchangeables à valeur déterminée par les forces du marché, plutôt que par des sociétés et des cultures, des religions ou d’autres systèmes despotiques (où les valeurs sont établies et imposées par le despote, par l’Église, par le parti dominant ou par un groupe de gens qui partagent une affinité et décident qu’ils veulent vivre d’une certaine façon). A cette étape, cela deviendrait un peu épineux, parce qu’elle (cette analyse hypothétique) devrait se plonger dans l’histoire du capitalisme, et de la façon dont il a évolué à partir du despotisme médiéval, et de la façon dont il décode des valeurs despotiques depuis quelque chose comme cinq cent ans. Cette étude historique (qui serait probablement trop longue pour être lue sur un téléphone) démontrerait comment le capitalisme a été une force essentiellement progressiste et nous a tirés du despotisme (qui n’était probablement pas bien marrant pour la plupart des gens) en fomentant des révolutions bourgeoises et en imposant une apparence de démocratie aux sociétés. Elle suivrait l’avancée inexorable du capitalisme jusqu’au XXe siècle, dans lequel son adversaire idéologique extérieur, le faux communisme, a soudainement implosé, nous livrant pieds et poings liés au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui… un monde où une idéologie unique règne sans partage sur la planète, et où toute opposition ne peut être qu’interne ou insurrectionnelle (par exemple du terrorisme, de l’extrémisme, etc). (6)
Comme ce serait une analyse hypothétique de gauche, à cette étape, elle devrait souligner que, bien que le capitalisme nous ait libérés du despotisme et ait sensiblement amélioré les conditions matérielles de vie (par rapport à la plupart des sociétés qui l’ont précédé), nous souhaiterions néanmoins le transcender, évoluer vers une forme de société où les gens, et tout le reste, y compris la biosphère où nous vivons, ne seraient pas des marchandises interchangeables échangées par les membres d’une ploutocratie mondialisée qui n’a aucun repère, valeur, principe ou croyance autres que le culte de l’argent. Après avoir couvert cet aspect, nous devrions peut-être souhaiter offrir une vision plus nuancée de la réaction néo-nationaliste aux efforts continuels de la ploutocratie mondialisée pour restructurer et privatiser tout ce qui reste de la planète. Non pas que nous soutiendrions cette réaction, ou que nous nous abstiendrions de dénoncer le néo-nationalisme (il est despotique, réactionnaire et condamné d’avance), mais cette vision nuancée que nous pourrions hypothétiquement offrir en analysant les forces politico-sociales et historiques en jeu, pourrait nous aider à comprendre comment avancer et… qui sait, peut-être à proposer une alternative de gauche crédible à la double contrainte de l’opposition « néolibéralisme mondialisé contre néo-nationalisme » dans laquelle nous semblons désespérément englués en ce moment.
Par chance, nous n’avons pas à faire cela (articuler une analyse de gauche de ces forces historiques). Parce qu’il n’y a pas de ploutocratie… pas vraiment. Ce n’est qu’un mot fallacieux inventé par les Russes, et qui se propage par Internet dans le but de nous distraire pendant que les nazis prennent le pouvoir. Non, l’explication de Trump, du Brexit, et de tout ce qui menace l’expansion du capitalisme mondialisé, et de la liberté, de la démocratie, de la prospérité qu’il offre, est que des millions de gens à travers la planète, sans raison aucune, se sont réveillés fascistes un jour et se sont mis séance tenante à chercher des démagogues répugnants pour leur jurer une allégeance fanatique. Oui, cela tient beaucoup plus debout que tous ces trucs compliqués sur l’histoire et les systèmes idéologiques hégémoniques, qui ne sont de toutes façons probablement que de la propagande russe, auquel cas il n’y a absolument aucune raison de lire des articles ennuyeux de l’année dernière, comme celui-ci dans la European Financial Review, ou ce rapport de Corporate Watch de 2000 sur la montée en puissance des mutinationales et des entités financières mondialisées.
Donc, toutes mes excuses pour vous avoir fait perdre votre temps avec tout ce charabia pseudo-marxiste. Disons que vous n’avez rien vu et retournons à des sujets plus importants, comme de prouver statistiquement que Donald Trump a été élu président à cause du racisme, de la misogynie, de la transphobie, de la xénophobie ou d’autres types de troubles du comportement, et d’abattre des statues de confédérés (7), ou de s’agenouiller pendant l’hymne national américain en signe de protestation contre le racisme, ou de quoi que ce soit qui marche sur Twitter cette semaine. Oh, et aussi de parler d’aller casser du nazi, ou des gens qui portent des casquettes « Make America Great Again ». Nous devons faire tout cela avant de progresser dans notre soutien au renversement de Trump par la ploutocratie, ou du moins de la censure ferme et définitive de ses velléités nationalistes par les généraux loyaux à l’ordre mondial, les PDG de multinationales et les types de Wall Street qui l’entourent, jusqu’aux prochaines élections. Quoi que nous fassions, ne nous laissons pas distraire par les choses dont j’ai parlé un peu plus haut. Je sais, c’est tentant, mais, étant donnés les enjeux, nous devons nous concentrer encore plus sur les questions liées aux politiques communautaires, sinon… vous savez bien, les nazis gagnent.
Traduction et note d’introduction Entelekheia
Notes de la traduction :
(1) La Résistance, également appelée #Resistance ou McResistance, est un mouvement de gauche libérale qui vise à résister… à Trump.
(2) Le dernier livre d’Hillary Clinton, écrit après la victoire inespérée de Donald Trump, s’intitule « Ce qui s’est passé » (What Happened). Elle y énumère les multiples facteurs, dont certains réels (Wikileaks) et d’autres fantasmagoriques (les hackeurs Russes, Vladimir Poutine, la misogynie des électeurs, etc) qui ont mené à sa défaite, en omettant soigneusement les éléments qui pourraient relever de sa responsabilité personnelle, par exemple sa corruption manifeste, son arrogance, ses manigances pour éjecter son concurrent démocrate Bernie Sanders, ses discours grassement rétribués à des banquiers de Wall Street, les millions de dollars évaporés de la Fondation Clinton, etc.
(3) « Une cité brillante sur une colline » (« A shining city upon a hill ») est une expression biblique utilisée pour la première fois en 1630 par le puritain John Winthrop (1588–1649), premier gouverneur de la Bay Colony du Massachusetts, pour caractériser la « mission civilisatrice » des États-Unis. L’expression a été reprise par plusieurs présidents américains, notamment John F. Kennedy et Ronald Reagan.
(4) Il va sans dire que, contrairement à ce qu’on nous en a dit en France, Obama n’a rien ramené du tout en termes de prospérité ou d’accès au marché de l’emploi, au contraire.
(5) Les actes de violence racistes sont monnaie courante aux USA. Chacun a entendu parler des meurtres de noirs par la police américaine ou par des vigiles auto-appointés, dont plusieurs cas s’étaient produits sous la présidence Obama, par exemple l’affaire Trayvon Martin en 2012.
(6) Comme tous les bons textes, celui-ci mérite de lancer un débat. Pour notre part, au vu du retour actuel de la multipolarité et des nations souveraines, sans même parler du renouveau socialiste dans des pays de plus en plus nombreux, par exemple les nations de l’ALBA – et le mouvement s’accélérerait encore si le secteur privé mondialiste n’y résistait pas de toutes ses forces, comme au Brésil où un coup d’État parlementaire a renversé sa présidente socialiste, ou à travers les pays de l’OTAN par une propagande omniprésente – nous serons moins pessimistes que CJ Hopkins.
Notons par ailleurs que, si l’on en juge par l’Iran (pays socialiste régulièrement dénoncé en Occident comme une « théocratie »), le socialisme s’accommode très bien d’aspects « despotiques », dans ce cas la religion musulmane chiite, et se révèle en cela bien plus flexible et adaptable à des conditions culturelles locales variées qu’on ne le pense généralement en Europe.
(7) Ou en France, où l’on suit l’exemple des USA sur de nombreux points sociétaux, à débaptiser les rues et lycées Colbert.