Le projet de loi 62, dont l’objet est de « favoriser la neutralité religieuse de l’État », est présentement à l‘étude en commission parlementaire. Comme son titre l’indique, il porte sur la neutralité religieuse et non sur la laïcité. Le choix de ce terme n’est pas anodin. Neutralité et laïcité ne sont pas identiques et donnent lieu à des pratiques de gestion différentes du religieux de la part de l’État.
La laïcité est généralement définie à l’aide de quatre principes : protection de l’égalité des personnes; protection de la liberté de conscience et de la liberté de religion; séparation des religions et de l’État; neutralité de l’État face aux religions. La neutralité est donc l’une des composantes de la laïcité. En dehors du champ de la laïcité, la neutralité religieuse est orpheline et sans grande portée.
Le rapport Bouchard-Taylor définit la neutralité religieuse ainsi: « Dans un contexte de pluriconfessionnalité, philosophie politique qui interdit à l’État de prendre parti en faveur d’une religion ou d’une vision du monde aux dépens d’une autre. » (p. 288)
La «neutralité favorable»
La dernière partie de la définition — «aux dépens d’une autre» — est essentielle et signifie qu’un État peut afficher un parti pris favorable aux religions à condition de n’en exclure ou de n’en privilégier aucune. C’est ce qui prévaut aux États-Unis où la constitution interdit d’établir une religion d’État mais n’interdit pas d’établir des relations privilégiées avec les religions.
Au Québec et au Canada, c’est cette approche qui permet à l’État d’accorder à toutes les religions les mêmes exemptions fiscales, de financer à même les fonds publics toutes les écoles privées confessionnelles et d’accorder aux religions le droit de remplir les registres civils de mariage. La laïcité pour sa part commande plutôt de n’accorder aucune faveur à aucune religion en les considérant sur le même pied que n’importe quel autre système idéologique.
C’est aussi au nom de la neutralité que les députés ontariens récitent par alternance pas moins de huit prières de diverses confessions. La laïcité commande plutôt de proscrire toute manifestation religieuse dans les institutions de l’État. C’est d’ailleurs cette approche qu’a retenue la Cour suprême du Canada dans son jugement sur la prière municipale à Saguenay. Même si elle ne se réfère pas au principe de laïcité qui est inexistant dans les lois canadiennes et québécoises, la Cour n’en a pas moins rendu un jugement conforme au principe de laïcité en proscrivant la prière.
La pratique consistant à accorder à chaque vision du monde, religieuse ou séculière, les mêmes faveurs sera toujours discriminatoire envers les faibles minorités laissées pour compte.
Par ailleurs, la laïcité ou la neutralité religieuse ne peut avoir pour effet d’empêcher un État d’imposer des contraintes légales aux religions. Un État démocratique interdit des pratiques comme la polygamie, les mariages obligés, les mariages d’enfants et les châtiments corporels qui sont pourtant acceptées par plusieurs religions. Un État démocratique adopte et impose à tous des lois fondées sur des principes humanistes que rejettent la plupart des religions comme l’égalité des hommes et des femmes, le droit à l’avortement, le mariage de conjoints de même sexe et le suicide assisté.
C’est au nom d’une neutralité complaisante excessive que l’on refuse de sauver des personnes en danger de mort au nom de leurs croyances religieuses archaïques leur interdisant toute transfusion sanguine. La même problématique s’observe avec le refus de vaccin au nom des croyances religieuses.
C’est encore au nom de la neutralité religieuse que la loi permet aux abattoirs de déroger à la Loi sur l’abattage sans cruauté afin de permettre les abattages rituels halal et cachère. La laïcité commande que la même loi s’applique à tous.
La neutralité sans la laïcité est en fait du sécularisme d’État : un État qui n’a pas de religion officielle mais qui conserve des liens privilégiés avec les religions et qui leur accorde des passe-droits.
Émanciper l’État des religions
Le progrès des droits humains s’est toujours accompli à l’encontre des religions et c’est pourquoi la subordination des religions aux lois civiles est essentielle. Les débats actuels sur le mariage entre conjoints de même sexe et sur la mort dans la dignité n’en sont que les exemples les plus récents. Ce n’est qu’en étant indépendant des religions que l’État peut agir comme moteur de progrès social.
Cette autonomie de l’État est ce qui distingue la laïcité de la simple neutralité. Pour reprendre les mots du philosophe et politologue belge Vincent de Coorebyter, « on peut résumer la différence entre ‘’neutralité’’ et ‘’laïcité’’ comme une différence entre liberté et émancipation ».
C’est cette émancipation qu’il faut viser et c’est ce que vise la laïcité. La notion de neutralité religieuse hors de la laïcité est au mieux incomplète et ambigüe, au pire dangereuse pour la démocratie.
Une loi sur le vêtement
L’une des principales dispositions du projet de loi 62 vise à ce que les services publics soient donnés et reçus à visage découvert. Cet article étant le seul à avoir une réelle portée, il faut donc reconnaître qu’il s’agit bel et bien d’un projet de loi sur le vêtement et, par surcroît, sur un vêtement religieux, quoi qu’en dise la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, qui affirme ne pas vouloir d’une «loi sur le linge».
Le plus étonnant est que la justification de cette disposition ne repose ni sur la laïcité ni sur la neutralité mais sur la sécurité, l’identification et la communication, ce qui n’a rien à voir avec la neutralité religieuse qui est pourtant la raison d’être du projet de loi!
Cette contradiction résulte du refus du gouvernement de légiférer sur le port de signes religieux ostentatoires. On s’attendrait à ce que, au minimum, tout projet de loi sur la neutralité religieuse proscrive le port de signes religieux par les personnes en autorité, ce qui doit inclure les enseignants et les éducatrices en services de garde. Pour être réelle, la neutralité doit en effet être apparente et cela passe par la proscription d’affichage religieux de la part des salarié-e-s de l’État.
Le fait de laisser certaines personnes afficher leurs croyances religieuses n’est pas neutre puisque cela privilégie les religions ou les personnes qui choisissent un tel affichage. Comme le soulignait l’ex-juge à la Cour suprême du Canada Claire l’Heureux Dubé, le port de signes ou de vêtements religieux relève de la liberté d’expression et non de la liberté de religion.
Accepter l’expression vestimentaire des croyances religieuses ne peut que conduire à l’accepter également pour les personnes dont la tradition vestimentaire est moins stricte. Comment pourra-t-on empêcher, sans violer la liberté d’expression et l’égalité pour tous, que d’autres employé-e-s arborent un vêtement avec des messages tels «Jésus est mon Sauveur» ou encore «Dieu n’existe pas»?
On ne peut donc que souhaiter au projet de loi 62 le même sort que celui advenu au projet de loi 59 sur le discours haineux, c’est-à-dire son retrait pur et simple et son remplacement par une véritable loi sur la laïcité de l’État.
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