La diplomatie a des mots plus sophistiqués pour dire ces choses. Mais en terme trivial, cela s’appelle une « gifle ». Il n’y a pas d’autres mots pour décrire l’affront fait à la France par l’Australie en annulant brutalement ce qu’on appelait hier encore le « contrat du siècle », à savoir la vente conclue en 2016 à Canberra de 12 sous-marins du programme Barracuda. Non content de souffler à Paris un marché de 50 milliards d’euros, Joe Biden a ajouté l’insulte à l’humiliation en annonçant lui-même cette rupture de contrat en compagnie du premier ministre australien, Scott Morrison, et de son homologue britannique, Boris Johnson.
La façon dont l’incident est passé pratiquement inaperçu à Washington montre bien qu’il ne s’agit pour l’oncle Sam que d’un détail anodin dans la vaste réorganisation stratégique en cours destinée à se préparer à une nouvelle guerre froide, cette fois dans le Pacifique. Il y a déjà quelques décennies que les stratèges américains ont amorcé ce redéploiement. Mais la réalité était venue contrarier les plans du Pentagone. À commencer par le 11 Septembre, qui a forcé les Américains à se disperser en Afghanistan, en Irak, puis en Syrie.
Avec le retrait, certes calamiteux, de Kaboul, cette époque est bel et bien close. Biden peut enfin concentrer toutes ses énergies sur la Chine, comme avaient commencé à le faire avant lui Barack Obama et Donald Trump. Malgré des styles très différents, la logique est la même.
Peut-être est-ce le moment de se rappeler qu’en visite au Canada, en 1941, Winston Churchill avait exprimé sa conviction que le « salut du monde » ne pouvait reposer que « sur un organisme dont les peuples de langue anglaise constitueront le cœur ». Autres temps, autres mœurs : le « Vieux Lion » n’avait pas besoin, lui, de dissimuler ses convictions impériales derrière de mièvres discours multiculturalistes.
Trois quarts de siècle plus tard, ses vœux se réalisent à nouveau. La nouvelle alliance stratégique issue de 18 mois de négociations secrètes, baptisée AUKUS, ne regroupe que des pays anglophones pur beurre : l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis ! Il n’y manque en réalité que le Canada et la Nouvelle-Zélande !
Cette nouvelle OTAN du Pacifique vient évidemment marginaliser l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, dont Emmanuel Macron avait déjà dit qu’elle était en état de « mort cérébrale ». Avec le Brexit, cette alliance met aussi le dernier clou dans le cercueil des accords de Lancaster House, signés il y a 10 ans, qui instauraient une coopération de défense entre la France et le Royaume uni.
Samuel Huntingdon ne nous avait-il pas mis en garde dans Le choc des civilisations ? Loin de supprimer les identités, la mondialisation a fait resurgir les affrontements civilisationnels. Pourquoi s’étonner dès lors qu’à l’affront économique, le champion de l’« ouverture » que prétend être Joe Biden ajoute une touche de suprémacisme anglo-saxon ?
Il ne faut pas s’étonner qu’Emmanuel Macron ait brillé par son absence la semaine dernière à l’Assemblée générale de l’ONU. Si l’on ajoute à ce portrait les déboires français au Mali, aujourd’hui courtisé par la Russie et sa milice privée Wagner, on est en droit de se demander si, malgré son volontarisme diplomatique, ce président ne passera pas à l’histoire comme celui qui aura mis la dernière main au déclin français ? Au déclin interne, qui se manifeste par la montée de l’insécurité et l’« archipélisation » du pays, s’ajoute cette série de revers diplomatiques qui illustrent de manière limpide à quel point la France compte aujourd’hui pour des prunes dans le monde.
Les laudateurs de l’Union européenne, dont le président français fait partie, en profiteront pour réaffirmer une fois de plus leur confiance dans une chimérique défense européenne. Ils feront mine de ne pas avoir remarqué le silence assourdissant d’Angela Merkel depuis deux semaines. Maintenant que Biden a levé toute menace de sanctions contre le pipeline Nord Stream 2, qui permettra bientôt d’acheminer annuellement vers l’Allemagne 55 milliards de mètres cubes de gaz russe, Berlin a réintégré le fauteuil du bon élève de Washington qu’elle occupe depuis l’après-guerre.
Les cinq programmes de défense européens avaient déjà presque tous du plomb dans l’aile. Il est difficile de croire que la coalition qui dirigera bientôt l’Allemagne changera la donne puisque les libéraux-démocrates (FDP) et les verts en feront presque obligatoirement partie. Or, les premiers sont de fervents atlantistes, alors que les seconds sont des pacifistes invétérés. À ce tableau noir, il ne manquerait plus que la France perde la Nouvelle-Calédonie lors du référendum sur l’indépendance qui devrait avoir lieu le 12 décembre prochain.
On comprend pourquoi, dans ce climat de déclin, l’essayiste et éventuel candidat à la présidence Éric Zemmour a vendu, en moins d’une semaine, 78 000 exemplaires de son dernier livre. Le titre à lui seul (La France n’a pas dit son dernier mot) tranche avec cette ambiance délétère. Comme le faisait remarquer Franz-Olivier Giesbert, éditorialiste au magazine Le Point, « tout le monde est souverainiste dans le monde, sauf les Européens de l’Ouest »… pour ne pas dire la France !
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