Renouer le fil de l’histoire

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Le défi du camp souverainiste : refaire corps avec notre histoire


Que serait la France sans Jeanne d’Arc ? Ce mythe absolu d’une simple bergère qui, plusieurs siècles avant le féminisme, prit la tête des armées du royaume et fit couronner Charles VII à Reims. On a beau relire les pages des meilleurs historiens, de Michelet à Jacques Le Goff en passant par Régine Pernoud, pour vérifier si tout cela est bien advenu, force est de constater que certains personnages sont plus grands que nature et que la réalité dépasse parfois la fiction.


C’est avec ce même ravissement jubilatoire que l’écrivain Carl Bergeron s’est attelé à déterrer l’une des grandes figures de notre histoire. Celle qu’il appelle « la Grande Marie » (La Grande Marie. Ou le luxe de sainteté, éditions Médiaspaul) et qui n’est autre que Marie de l’Incarnation.


Disons-le d’entrée de jeu, il faut tout un culot pour écrire un tel livre à une époque où le dénigrement de notre histoire est devenu un sport national. Comme cela arrive souvent, l’actualité s’est chargée de lui donner une résonance encore plus grande. Alors que l’on brûle des églises dans l’ouest du pays et que certains décrivent nos missionnaires comme les auteurs de « tueries de masse », Bergeron n’a pas craint de se laisser porter par la prose envoûtante de Marie Guyart.


Il ne le fait ni en juge chargé de départager les bons des méchants ni pour se réfugier dans un passé mythique. Il le fait en écrivain soucieux de pénétrer la manière même dont cette femme de tête qui affronta tous les périls pouvait se percevoir. Or, sa découverte est fascinante.


Non seulement la Correspondance de Marie de l’Incarnation est une œuvre littéraire de la trempe des Confessions de saint Augustin et du Château intérieur de Thérèse d’Avila, dit-il, mais il n’en tient qu’à nous de redécouvrir dans cette œuvre de véritables pépites dignes d’une contemporaine.


Les pays colonisés sont ainsi faits qu’ils ignorent leur histoire et ce qu’elle cache de grandeur. Marie de l’Incarnation aura eu le défaut d’être rattachée à ce qu’elle décrit déjà comme un « païs flotant et incertain », oscillant « depuis le commencement entre l’apparition et la disparition », ajoute Bergeron.


Personne n’a donc lu une seule syllabe de ces Correspondances à l’école. À l’exception d’obscurs universitaires, dit l’auteur, qui se sont empressés de l’apprêter à leurs sauces : les littéraires en faisant un précurseur de l’écriture de l’intime ; les psychologues auscultant ses frustrations sexuelles, certains n’hésitant pas à la décrire comme une folle.


Bergeron, lui, prend le parti de redécouvrir dans cette œuvre ce que Jean Le Moyne appelait le « luxe de sainteté », fruit d’une époque où tout n’était pas jugé à l’aune du matérialisme ambiant. Ce faisant, il ne fait pas seulement œuvre d’exégète, il veut nous forcer à redécouvrir une époque que la Révolution tranquille a effacée de nos mémoires tant elle avait été mythifiée depuis un siècle pour servir de refuge à l’impuissance des Canadiens français.


Mais, nous dit Bergeron, ces « examens critiques courageux » ont aussi provoqué « des excès qui flirtaient avec la haine de soi ». Une haine qui atteint aujourd’hui des sommets dans les mouvements antiracistes et décoloniaux pour lesquels toute l’histoire de l’Occident doit être passée par pertes et profits.


En écrivain souverain, Bergeron s’octroie donc ce luxe de redécouvrir avec un œil nouveau une œuvre dont « des peuples moins légers » auraient pu faire, dit-il, « la pierre d’angle » de leur patrimoine. À commencer par cette belle langue du XVIIe siècle qui ravissait La Rochefoucauld et qui nous offre des descriptions fines et truculentes.


Après avoir été des grenouilles de bénitier, les Québécois trouvent le moyen d’être aujourd’hui férocement anticléricaux tout en couvant un messianisme débridé. Heureusement, Carl Bergeron arrive à point pour nous forcer à sortir de cette posture qui ne fait que tirer sur des ambulances. Il nous oblige à regarder l’épistolière telle qu’en elle-même comme un sujet plus grand que nature. Un personnage qui, par sa traversée épique où elle frôle les icebergs, sa remontée du fleuve escortée par des Innus, sa connaissance de plusieurs langues autochtones et son combat contre les éléments, vaut bien des héros d’Alexandre Dumas.


L’écrivain renoue ainsi à sa façon avec la vision d’un historien comme Maurice Séguin, qui voyait dans la Nouvelle-France le seul moment de notre histoire où l’habitant de ce pays a pu agir non pas en dominé, mais « par soi ». Le seul où les Canadiens « n’étaient pas égarés dans leur siècle », écrira son collègue Guy Frégault.


On ne fonde pas de pays sans puiser dans l’histoire. Avec ce livre, Carl Bergeron nous force à renouer le fil d’un passé honni. Non plus comme une mythologie compensatoire, mais comme une inspiration pour ce pays « qui déjoue tous les calculs », disait déjà la Grande Marie.


Être Français, c’est vibrer au sacre de Reims et à la fête de la Fédération, selon Marc Bloch. De Marie de l’Incarnation à Gaston Miron, Bergeron veut nous réconcilier avec nous-mêmes. Et avec une histoire qui, dit-il, malgré les trahisons et les défaites, n’a jamais été aussi excitante.

 





Une version précédente de ce texte, qui indiquait que Marie Guyart était la fondatrice des Ursulines, a été modifiée.

 


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