La fraude intellectuelle du néo-libéralisme

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La fraude intellectuelle du néo-libéralisme





Il faut parfois revisiter certains événements négligés d'un passé rapproché. Le plus profond détournement de l’État sous le gouvernement de Jean Charest (2003-2012) est aussi le moins connu. Le gouvernement libéral a réalisé, dans le silence le plus complet, de véritables privatisations des sociétés d’État, sans toutefois avoir à réaliser une seule transaction. N’est-ce pas formidable que de ne plus avoir à vendre les sociétés d’État à des intérêts privés mais de tout simplement les donner en en faisant des franchises ?


Paradoxalement, les scandales du gouvernement Charest ont, dans les faits, contribué à faire avancer son idéologie néolibérale. La perception populaire est sans pitié, et elle émane de ce que font du pouvoir ceux qui le détiennent. Dans la confusion fréquente et compréhensible entre le gouvernement et l’État, on a vu de plus en plus ce dernier comme un instrument de patronage, dilapidant les fonds publics pour servir les proches du régime... Si l’« État » n’a d’autre vocation que de nommer des juges proches du parti au pouvoir, de vendre des montagnes aux copains, d’offrir des contrats à des intérêts douteux dans l’industrie de la construction, il n’est plus qu’un véhicule de corruption et collusion. Par conséquent, son retrait ne peut qu’être salutaire ! L’État étant en crise de légitimité, il doit se délégitimer lui-même en mobilisant le noble idéal de la transparence, de l’intégrité et de l’imputabilité pour justifier la limitation du périmètre de son action.


En 2006, l’énoncé de politique Moderniser la gouvernance des sociétés d’État mettait la table :


En modernisant la gouvernance des sociétés d’État, le gouvernement vise un objectif clair, soit : favoriser une gestion qui réponde à des critères exigeants de transparence, d’intégrité et de responsabilité, et ce, afin d’assurer la performance attendue des entreprises du secteur public. Cet objectif sera atteint grâce à une imputabilité renforcée. C’est en rendant des comptes que la haute direction — direction générale et conseil d’administration — démontrera qu’elle a respecté les règles de gouvernance édictées par l’État. [...] Les problèmes sont maintenant bien connus : dans plusieurs sociétés d’État, des mauvaises décisions de gestion n’ont pu être rapidement corrigées, en raison d’une définition ambiguë des rôles assumés respectivement par la direction et par le conseil d’administration. L’engagement insuffisant de certains conseils d’administration dans la définition des orientations de l’entreprise et les lacunes dans les moyens de contrôle n’ont pas permis d’apporter les correctifs nécessaires. Dans certains cas, le manque de transparence a aggravé la situation.


Le document était produit par le ministère des Finances, dont le titulaire était Michel Audet entré en fonction à la suite de l’élimination politique de son prédécesseur, Yves Séguin, qui avait eu le malheur de dénoncer le déséquilibre fiscal causé par l’intervention d’Ottawa, ce qui est plus que mal vu au Parti libéral. La transformation des sociétés d’État serait graduelle et les mécanismes pour y parvenir, nombreux. La Loi sur la gouvernance des sociétés d’État a été adoptée en 2006, pour être modifiée à plusieurs reprises entre 2007 et 2012 pour ajouter plus de sociétés.


C’est au niveau des conseils d’administration des sociétés d’État que la réforme nous intéresse le plus. Ce n’est certainement pas un rôle fantoche qui est assigné au CA. La loi prévoit qu’il établit les orientations stratégiques et assure leur mise en application. Il est imputable des décisions prises auprès du gouvernement et a également pour mission d’approuver les profils de compétence pour la nomination de ses membres. Cette définition des fonctions du CA est somme toute classique ; le changement de cap se trouve plutôt dans son mode de nomination. L’idée clé est celle de l’« indépendance » de leurs CA. Le tout était exposé dans l’énoncé de politique de 2006 :


Les deux tiers des membres du conseil d’administration, y compris le président, devront satisfaire à certaines exigences permettant de les qualifier d'indépendants. L’objectif est que de tels administrateurs ne puissent avoir de relations ou d’intérêts susceptibles de nuire à la qualité de leurs décisions, par rapport aux intérêts de la société ou de l’organisme. – C’est ainsi qu’un administrateur indépendant ne pourra être ou avoir été à l’emploi de la société ou de l’une de ses filiales au cours des trois années précédant la date de sa nomination. – Un administrateur indépendant ne pourra être à l’emploi du gouvernement ou de l’un de ses organismes.


L’article 4 de la loi réitère intégralement ce principe. On peut être porté à saluer le souci apparent de mettre fin aux nominations partisanes dans les sociétés d’État. Pourtant, les implications du changement vont bien au-delà de cela. Les deux tiers des administrateurs d’un CA ne pourront provenir de l’État, ni d’en haut, ni d’en bas, donc ni de la société en elle-même ni d’une quelconque branche administrative.


La séparation obligatoire entre la fonction de président-directeur général et celle de président du conseil d’administration assure en outre que les gens de la société ne se mêlent pas aux processus du CA. Le sous-texte évident est qu’être fonctionnaire serait un boulet, presque une garantie d’incompétence. Éclatant paradoxe : le service public rend incapable d’administrer les biens publics. Un paquet de dispositions mettent en place une dynamique d’autogestion institutionnelle, à commencer par la constitution par chaque CA de trois comités consacrés respectivement à la gouvernance et à l’éthique, à la vérification, et aux ressources humaines. Tous sont censés être composés exclusivement de membres « indépendants », définis, comme on le sait, comme étant extérieurs à l’État.


Concentrons-nous ici sur le Comité à la gouvernance et à l’éthique. Comme son nom l’indique, il élabore les règles de gouvernance et le code d’éthique « pour la conduite des affaires de la société », lequel est « applicable aux membres du conseil d’administration, aux dirigeants nommés par la société et aux employés de celle-ci ». C’est aussi lui qui fixe des « profils de compétence et d’expérience pour la nomination des membres du conseil d’administration », puis « les critères d’évaluation des membres du conseil d’administration » et du « fonctionnement du conseil », etc. Le CA et ce comité ont ainsi une relation bilatérale : le CA choisit les membres du comité qui, lui, détermine à peu de chose près qui est qualifié pour siéger au CA et les règles de sa conduite. À l’autogestion s’ajoute ainsi l’auto-nomination. On l’aura compris : la porte est grande ouverte à l’investissement massif des conseils d’administration par les intérêts affairistes. Le loup n’est pas entré dans la bergerie, la bergerie a été transformée en enclos de loups.


On en oublierait presque l’essentiel : c’est l’État qui est l’actionnaire – unique ou majoritaire – de ces sociétés. Ce sont des fonds publics qui y sont gérés, mais aujourd’hui, le droit de regard du principal intéressé sur ses orientations stratégiques n’est plus. C’est une formidable alternative à la privatisation de type conventionnel : pourquoi vendre l’entreprise publique quand il suffit d’en abandonner le contrôle ? La chose passe mieux dans l’opinion, d’autant plus que l’on peut se draper dans la rhétorique vertueuse de l’indépendance des conseils d’administration face aux pressions politiques et aux conflits d’intérêts. La réalité fondamentale est la même : un petit nombre d’administrateurs issus du privé gère des pans entiers de l’État québécois.


L’énormité de l’arnaque n’a eu d’égal que le silence généralisé à son sujet. Au final, la classe politique semblait bien décidée à confiner ses aspirations à la gouvernance la plus « efficiente » qui soit, tout en réduisant constamment son pouvoir d’action. C’est là, on en conviendra, une bien étrange définition de l’efficience. Elle représente bien, à cet égard, la fraude intellectuelle qu'est le néolibéralisme.



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Simon-Pierre Savard-Tremblay179 articles

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Simon-Pierre Savard-Tremblay est sociologue de formation et enseigne dans cette discipline à l'Université Laval. Blogueur au Journal de Montréal et chroniqueur au journal La Vie agricole, à Radio VM et à CIBL, il est aussi président de Génération nationale, un organisme de réflexion sur l'État-nation. Il est l'auteur de Le souverainisme de province (Boréal, 2014) et de L'État succursale. La démission politique du Québec (VLB Éditeur, 2016).





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