Après les environnementalistes, des groupes de citoyens et des maires, c'est au tour du ministère de la Défense nationale (MDN) d'émettre des réserves à propos du projet de pipeline Énergie Est de la compagnie TransCanada.
Le tracé du pipeline passe à proximité d'une demi-douzaine de bases des Forces armées canadiennes (FAC) en Alberta, en Ontario et au Québec, et traverse même directement la base de Petawawa, au nord-ouest d'Ottawa.
Des courriels obtenus par Radio-Canada ont été échangés entre divers officiers et employés du MDN et des représentants du projet Énergie Est de TransCanada, de janvier 2014 à juin 2015. Ces documents font surface alors que l'Office national de l'énergie vient de lancer une tournée nationale de séances d'informations publiques sur le projet Énergie Est.Des documents obtenus par Radio-Canada montrent que les Forces armées canadiennes :
-* craignent qu'une rupture de conduite, même minimale, puisse déverser plus de 3 millions de litres de pétrole dans la nature et avoir des « conséquences majeures »;
-* doutent de la capacité de TransCanada de payer le nettoyage et les compensations financières en cas de déversement;
-* s'inquiètent du manque d'information de TransCanada concernant la protection des cours d'eau traversés par le pipeline.
« Le MDN se retrouve devant une pile de questions auxquelles il n'a pas beaucoup de réponses, et c'est la même chose pour beaucoup d'autres Canadiens », croit le député du Nouveau Parti démocratique (NPD) Guy Caron.
« C'est rassurant que la Défense nationale se pose ces questions et les pose à TransCanada, affirme Sidney Ribaux, d'Équiterre. Évidemment, c'est décevant que même eux n'arrivent pas à avoir de réponses de cette entreprise » qui, selon lui, « agit de façon cavalière envers les citoyens et les gouvernements ».
Les risques de déversement inquiètent
Dans une série de courriels, Donald Megrath, l'officier responsable des matières dangereuses sur la base de Petawawa, met en garde ses supérieurs sur les risques de déversement que comporte le projet Énergie Est.En cas de rupture, dans le meilleur des scénarios, c'est 3,44 millions de litres de pétrole qui pourraient être déversés... ce qui pourrait apporter des changements aux proportions épiques à la vie, à l'environnement, à l'économie et à la société.
- Donald Megrath, responsable des matières dangereuses sur la base de Petawawa
Donald Megrath mentionne également que les conséquences pourraient s'étendre dans toute la région, puisque « la rivière Petawawa se déverse dans la rivière des Outaouais, qui alimente la région en eau potable ».
Une situation qui préoccupe également Guy Caron. « Il y a des milliers de rivières au pays qui seront traversées par le projet et TransCanada n'a toujours pas donné de garantie ni expliqué de façon rassurante ce qui sera fait en cas de situation de réponse urgente », explique le député du NPD.
Une affirmation qui est contestée par TransCanada. « Parfois, dans les stations de pompage, on peut avoir des petites fuites de quelques litres ou moins », explique le porte-parole du projet Énergie Est, Tim Duboyce.Quand on parle d'un scénario où il y a un volume important de pétrole qui s'échappe du système, on parle d'un incident qui a une chance sur plusieurs milliers d'arriver dans le vrai monde. Mais ça ne veut pas dire qu'on prend ça à la légère.
- Tim Duboyce, porte-parole du projet Énergie Est
L'oléoduc déjà existant qui traverse la base de Petawawa transporte du gaz naturel. TransCanada veut convertir la conduite pour y transporter du pétrole de l'Alberta vers la côte est du pays. Le MDN reconnaît que la canalisation existante pour le gaz naturel « est plus solide et résistante qu'un pipeline de pétrole normal ».
Or, Kit Holmwood, un employé du bureau du sous-ministre adjoint responsable des infrastructures du MDN, avait déjà établi, en janvier 2015, qu'il existait une différence entre les risques inhérents à une fuite de gaz et ceux relatifs à une contamination au pétrole. Dans les courriels, il note qu'il est important que TransCanada puisse « démontrer qu'elle a les moyens financiers et organisationnels d'effectuer le nettoyage ».
Une question sur laquelle le MDN « devra se pencher bientôt » à l'échelle nationale, peut-on lire dans les documents, puisque de nombreuses bases militaires se trouvent à proximité du futur pipeline.
Des doutes sur l'engagement de TransCanada
Le MDN semble également s'inquiéter de la capacité de payer de TransCanada en cas de déversement. « TransCanada s'engage à payer pour tout dommage. PARFAIT. », écrit une analyste du MDN le 22 janvier 2015. « Mais avec quel instrument financier? Une police d'assurance? » Pour le moment, « il n'y a aucun instrument financier visible » et « aucune obligation de la part de la compagnie de démontrer qu'elle a les reins solides en cas d'urgences », peut-on lire dans les courriels.
Tim Duboyce soutient pour sa part que la loi oblige TransCanada à prouver, chaque année, qu'elle a les moyens de gérer les accidents. « Il faut se présenter devant l'ONE [l'Office national de l'énergie] chaque année pour expliquer comment on paierait pour un tel incident si jamais ça arrivait, même si c'est très, très improbable ».Sans cela [les audiences obligatoires de l'ONE], la compagnie perdrait son droit d'exploiter le pipeline.
- Tim Duboyce, porte-parole d'Énergie Est
M. Duboyce soutient qu'en cas de déversement, TransCanada pourrait avoir recours à plusieurs moyens pour régler la facture, comme en puisant dans ses propres fonds ou encore en utilisant une police d'assurance.
L'entreprise a également offert des subventions aux services d'incendies locaux pour les aider à se préparer et à acheter de l'équipement afin de lutter contre les déversements, une mesure que le MDN a accueillie avec prudence. Le ministère s'inquiétait notamment de voir la base se transformer en « entrepôt » et jugeait qu'il fallait avant tout s'assurer de « la légalité d'accepter une subvention privée ».
Un contrat à renégocier
Pour avoir accès au pipeline qui traverse la base militaire de Petawawa, TransCanada a obtenu un droit de passage du MDN en 1984 et en 1998. Mais si le pipeline est converti pour transporter du pétrole, « le contrat doit être renégocié, parce qu'il ne respecte pas les critères d'utilisation des terrains de la Défense nationale pour l'extraction et le transport d'une ressource naturelle provinciale », selon les documents.
Le MDN croit que TransCanada devrait payer pour le terrain utilisé par le pipeline sur le territoire de la base de Petawawa. Une surface de 44 hectares, évaluée à 81 000 $ en 2001.
Des relations quasi inexistantes
La lecture des documents aide aussi à mieux saisir l'évolution des relations entre TransCanada et les Forces canadiennes au fil des ans. En février 2014, l'officier responsable des matières dangereuses à la base de Petawawa écrivait : « Ça fait six ans que je suis dans ce poste, je n'ai ni vu ni parlé » avec des représentants de TransCanada, même après avoir essayé « à plusieurs reprises » de les contacter.
Les documents révèlent notamment que la base de Petawawa et TransCanada étaient en communication afin d'effectuer un exercice de réponse d'urgence conjoint en juin 2015, à la demande de la compagnie. Il est toutefois impossible de savoir si l'événement a bel et bien eu lieu.Si nous n'avons jamais eu de contact avec TransCanada alors que l'oléoduc de gaz naturel traverse notre base, allons-nous les voir plus souvent quand le pipeline transportera du pétrole?
- Donald Megrath, responsable des matières dangereuses, base de Petawawa
Or, depuis le début des efforts de promotion pour le projet Énergie Est, l'attitude de TransCanada semble avoir changé. L'entreprise aurait notamment sollicité le « soutien » et la « coopération » des Forces canadiennes pour le projet, communiquant à maintes reprises avec les bases militaires possiblement affectées par le trajet de l'oléoduc au pays.
À tel point que des hauts gradés des Forces ont recommandé à leurs employés de rester « prudents » et « neutres » et de « centraliser » toute communication avec TransCanada.
Par exemple, le lieutenant-colonel Erik Crane explique dans un courriel que le fait de manifester un « appui » pourrait créer la perception que « [le ministère de la Défense nationale appuie] une grande entreprise privée et une initiative du gouvernement [conservateur] ». « À l'inverse, ajoute-t-il, l'absence d'appui au projet peut donner l'impression de soutenir les environnementalistes. »
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