Il va falloir que certains progressistes des années 1990 arrivent en 2020: aujourd'hui, le simple fait de rappeler ouvertement que le Québec est une nation de langue française et non pas une province bilingue peut vous valoir une accusation de racisme (systémique ou non, ça dépend de l'interlocuteur).
Les critères de la respectabilité politique se sont transformés. Le consensus nationaliste hérité de la Révolution tranquille s’est complètement désagrégé. Le nationalisme est désormais dans l’opposition intellectuelle au Québec. La loi 101 ne dispose plus que d’un pouvoir d’inertie. Elle est contestée au quotidien, les pratiques culturelles montréalaises et lavalloises ne reconnaissant plus sa légitimité, non plus que celle du principe qui la fonde. Il va sans dire que le régime fédéral poursuit son travail de sape pour canadianiser mentalement les Québécois et désubstantialiser leur identité collective.
L’indépendantiste social-démocrate ordinaire d’il y a 30 ans, pour peu qu’il n’ait pas plié le genou entre-temps, passe aujourd’hui pour un xénophobe de la pire espèce auprès de la presse officielle et de ses commentateurs sermonneurs. Il s’est fait «droitiser» ou «conservateuriser». Par ailleurs, quiconque porte attention aux commentaires ordinaires tenus sur les réseaux sociaux constate que l’intolérance idéologique à l’endroit des Québécois francophones est à la mode — ils n’ont rien de marginal, même si on aimerait croire le contraire. Les petits Rhodésiens de l’an 2020 errent joyeusement sur Facebook, Twitter et TikTok. Qu’ils prennent leur trou, qu’ils se couchent, qu’ils écrasent: on les félicitera alors pour leur tolérance, pour leur maturité collective. On leur dira qu’enfin, ils n’ont plus «peur de l’Autre». Car c’est bien connu: rappeler la précarité du fait français en Amérique du Nord consiste à verser dans la xénophobie. Les Québécois francophones sont traités comme une population résiduelle appelée à se déconstruire sous la pression du multiculturalisme canadien, qui aurait la vertu de les civiliser et de les dissoudre comme peuple, tout à la fois. Tel est le génie de la révélation diversitaire: elle traite les peuples comme le bois mort de l’humanité. Et de son point de vue, le peuple québécois trouvera enfin la rédemption en se délivrant du fardeau de sa propre existence. Car le peuple québécois ne représenterait pas la diversité en Amérique: les Québécois francophones représenteraient l’obstacle à la diversité au Québec.
Les sociodémocrates ordinaires se sont fait expulser de la gauche par sa tendance sectaire, hégémonique dans le monde universitaire, et désormais officiellement hostile à la liberté d’expression. Certains, dans la vieille gauche, ont décidé de se soumettre à cette tendance sectaire, pour conserver la belle étiquette et conserver leur avantage mondain. D’autres se sentent désormais idéologiquement orphelins, comme on disait il y a quelque temps. Au fond d’eux-mêmes, ils se croient toujours de gauche, mais constatent que la gauche ne veut plus d’eux. Je suis convaincu d’une chose: progressistes et conservateurs, gens de gauche et gens de droite, ne devraient pas s'attarder exagérément à ces étiquettes qui viennent du monde d'hier. S'ils ont en commun un profond attachement à leur peuple, s'ils tiennent à ce qu'il s'affirme, s'ils croient en son droit fondamental de définir les paramètres de son existence collective, ils devraient explorer désormais tout ce qu’ils ont en commun. Ils y sont parvenus dans le combat pour la laïcité, ils doivent y parvenir dans le combat pour le français, ils doivent y parvenir en redonnant pleinement vie à la question nationale.
Il ne s’agit plus de savoir si nous avons la possibilité d’évoluer ou non comme peuple dans le Canada, s’il nous reconnaîtra, s’il nous autorisera à survivre et à ne pas nous assimiler trop rapidement. Il s’agit maintenant de savoir si nous avons le droit de rappeler que nous sommes un peuple, sans nous faire accuser de suprémacisme ethnique. Il s’agit de savoir si le monde commun n’est que le masque de la supposée tyrannie de la majorité. Il s’agit de savoir si nous pouvons définir notre réalité sans nous soumettre à l’imaginaire conceptuel directement sorti des campus radicaux américains, et de savoir si nous pouvons résister à cette colonisation mentale. La question nationale pose désormais celle de l’existence même du peuple québécois. La question identitaire et la question démocratique sont désormais indissociables.
Il s’agit, enfin, de savoir si nous sommes prêts à faire preuve de lucidité collective, pour mieux reprendre le grand combat de notre affirmation nationale, que certains associent aujourd’hui au projet autonomiste, mais qui sur le fond des choses, devrait alimenter la renaissance du combat indépendantiste. Je suis convaincu qu’on trouve dans la jeune génération de très nombreux nationalistes de cœur, qui vivent toutefois dans la crainte de se faire salement étiqueter par les policiers idéologiques du régime diversitaire, surtout s’ils évoluent dans le milieu des jeunes professionnels, qu’il s’agisse du droit, des médias, des communications ou du monde des affaires. Ils ont raison d’avoir peur: ils risquent le discrédit professionnel et civique s’ils s’affichent. On peut espérer qu’ils sauront défier ce nouvel ordre moral et assumer pleinement leurs convictions. S’ils y parviennent et trouvent un véhicule politique pour les exprimer, ou une association dans la société civile pour se redécouvrir et redécouvrir le militantisme au service d’une cause qui nous dépasse tous, ils pourraient contribuer à remettre l’histoire en mouvement.