L'Histoire conjuguée au présent : mais où sont passés les historiens ?

Coalition pour l’histoire


Journal SSJB, Volume 6 - No 1 - Avril 2006
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Nous, on fait de l'histoire, pas de la politique. Combien de fois en préparant la prochaine Journée nationale des Patriotes le 22 mai prochain ai-je entendu cette remarque de la part d'intervenants des musées, des cégeps et des universités. Cette affirmation est pourtant inopérante et témoigne d'une méconnaissance de la fonction de l'histoire. Elle ne sert en fait ni leur discipline, ni surtout un public avide de mieux comprendre le sens de l'histoire du Québec et la lutte lente et difficile en vue de la conquête de la liberté et de l'indépendance.
La fonction essentielle de l'histoire demeure d'éclairer et d'expliquer le présent en mettant en perspective les faits qui ont contribué à forger la société contemporaine et à fonder les luttes et les enjeux du présent. Nier que l'histoire ait prise sur le présent revient à nier sa fonction explicative. Elle devient alors «insignifiante», puisqu'on la dépouille de son sens premier, de son utilité dirions-nous.
Or ce n'est ni une question de neutralité (d'ailleurs toujours factice), ni une question d'objectivité (souhaitable mais inaccessible). La mise en scène de l'histoire procède au départ à des choix destinés à rendre compréhensibles pour nos contemporains des enjeux débattus à d'autres époques et dans d'autres cadres institutionnels. Cette opération apparaît d'ailleurs immédiatement, ne serait-ce que dans un but pédagogique, afin de rendre compréhensibles les faits du passé au regard de nos contemporains. On n'arrive donc jamais à se dépouiller des parallèles avec le présent, ne serait-ce que pour être compris du public. En prétendant le contraire, on réussit au mieux à produire un récit abstrait et désincarné. Au pire, l'historien ou le muséologue est trahi par ses choix implicites. En prétendant demeurer neutre et éviter tout les sujets sensibles, en louvoyant pour éviter tout parallèle avec le présent, il sombre encore plus sûrement dans l'insignifiance.
Le discours historique n'échappe donc pas à sa « récupération » par les enjeux du présent. Assumer cette récupération, tout en faisant en sorte d'en contrôler les ressorts, voilà la tâche urgente à laquelle devraient s'affairer les historiens et les historiennes du Québec.
Il ne s'agit bien sûr pas de gommer la complexité inhérente à l'histoire afin de la rendre malléable aux mains d'un clan politique. Tout au contraire, l'historien doit s'assurer que la rigueur historique est bien servie lors de cette actualisation du passé. C'est justement en prétendant échapper aux enjeux du présent que l'historien nie sa responsabilité sociale et abandonne plus sûrement encore la mémoire du passé aux opportunistes, aux journalistes à sensation, aux chroniqueurs télégéniques et aux agences de communications serviles. En se cantonnant derrière sa stricte fonction de « gardien de la rigueur historique », le spécialiste ne sert ni sa profession, ni le grand public. C'est plutôt sa responsabilité essentielle que d'être présent dans les médias de masse et de s'assurer que cette actualisation du passé se fasse avec rigueur. Le Québec demeure une société modeste où aucun intellectuel ne peut se soustraire aux débats qui occupent la Cité. Les historiens québécois ont pourtant déjà pleinement assumé ce rôle. Dans les années cinquante et soixante, les Lionel Groulx, Maurice Séguin et Michel Brunet intervenaient sans cesse dans la presse et à la radio. Où sont-ils aujourd'hui nos historiens nationaux ? Trop occupés à rédiger des demandes de subvention et des articles pour des revues spécialisées ? En fait ils sont empêtrés dans des scrupules qui n'ont rien à voir avec la véritable mission de l'histoire : un corporatisme paralysant et des contraintes commandées par l'organisme qui subventionne leur groupe de recherche.
Or nulle part cette responsabilité n'est davantage évidente qu'à propos des Patriotes et des Rébellions de 1837-1838. Qu'on y pense. Au Québec se publie bon an mal an une dizaine d'ouvrages sur ce sujet, des numéros spéciaux à répétition, sans compter une pléthore de sites web. Qu'on songe seulement que ces événements font vivre trois musées dans la seule région de Montréal, qu'au fil des ans on a érigé d'innombrables monuments et qu'on tient deux commémorations annuelles, l'une le 23 novembre et l'autre le troisième lundi du mois de mai. On ne viendra pas ensuite nous dire que pour satisfaire un tel engouement les historiens n'ont qu'à s'en tenir à un simple rappel des faits pour arriver à satisfaire le public. Un tel engouement va bien au-delà de la stricte importance de ces événements et ne saurait être comprimé dans un fade compte-rendu historique. Le public est à la recherche de sens et attend qu'historiens et musées lui offrent davantage qu'une revue encyclopédique de faits et de dates. Or, quand des intervenants de cette « industrie patriote », qui « surfent » littéralement sur cet engouement légitime, souhaitent eux-mêmes éviter toute allusion aux enjeux contemporains, ils profitent purement et simplement de la légitime curiosité du public pour lui servir un plat insipide dont nous sortons tous perdants.

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Gilles Laporte34 articles

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professeur d’histoire au cégep du Vieux Montréal.

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