Finian CUNNINGHAM
On a failli attendre, mais mieux vaut tard que jamais : assisterions-nous à un rétropédalage de l’Europe face à l’agressivité des États-Unis envers la Russie ? La visite cette semaine à Moscou du Ministre des affaires étrangères allemand Frank-Walter Steinmeier, qui évoque plutôt un voyage d’affaires, donne à penser que l’Europe reprend ses esprits et recherche une solution diplomatique à l’escalade des tensions autour de la crise ukrainienne, tensions qui pourraient conduire à une guerre continentale étendue, voire pire.
Steinmeier a rencontré son homologue russe Sergei Lavrov, et tous deux ont insisté sur la nécessité de trouver une issue politique à la violence en Ukraine. Le diplomate allemand, premier envoyé de l’Europe à Moscou depuis plusieurs mois, a également évoqué la normalisation des relations entre son pays et la Russie, ainsi que la nécessité de lever les sanctions économiques que Bruxelles a imposées à Moscou ces derniers mois.
Cette semaine, les ministres de l’UE à Bruxelles ont regimbé à l’idée d’imposer une quatrième série de sanctions, révélant un fossé qui ne cesse de s’élargir entre les politiques des différents gouvernements européens.
Relevons que M. Steinmeier a déclaré que sa visite dans la capitale russe faisait suite à des entretiens constructifs le week-end dernier avec le président Vladimir Poutine, au sommet du G20 en Australie. Le ministre des affaires étrangères allemand a déclaré qu’il s’agissait désormais d’empêcher une nouvelle spirale de la violence en Ukraine.
Sachant que l’Allemagne est la première puissance économique de l’Union Européenne, on peut affirmer sans crainte de se tromper que l’attitude politique de Berlin a de bonnes chances d’influer sur le reste du bloc.
D’ailleurs, le contraste entre l’attitude européenne incarnée cette semaine par M. Steinmeier et celle de Washington ne saurait être plus tranché.
Le Congrès, dominé par les Républicains, a fait adopter une résolution qui renforcera notablement le soutien militaire au régime de Kiev. La kabbale d’extrême-droite, malgré son revers électoral du mois dernier, n’a clairement manifesté aucun intérêt pour l’application du cessez-le-feu conclu le 5 septembre à Minsk, la capitale de la Biélorussie. Le nombre de victimes civiles ne cesse d’augmenter dans la population russophone de Donetsk et Lougansk, les forces militaires de Kiev poursuivant leurs bombardements aveugles de villes et de villages au moyen d’armes interdites telles que les bombes à fragmentation et les missiles balistiques non guidés.
Faisant fi des violations de l’accord de Minsk, l’offensive meurtrière de Kiev se traduit par une multitude de crimes de guerre.
Pourtant, cela ne désarme pas le Congrès américain qui, en fait, se prépare à légaliser une aide militaire massive à ce régime dont les dirigeants, notamment le président en titre Petro Porochenko, sont de plus en plus déchaînés, allant cette semaine jusqu’à déclarer « ne pas craindre une guerre totale avec la Russie ».
Le député Républicain Michael Burgess, auteur du manifeste au titre provocateur de Soutien à la loi Liberté pour l’Ukraine, a déclaré cette semaine : « L’Ukraine [sic] a besoin d’armes, de munitions, de gilets pare-balles et de moyens de communication. Certes, une aide financière est importante, mais pas autant que des armes et des munitions pour repousser les troupes russes qui ont envahi un pays souverain. »
Notez l’aplomb avec lequel il parle d’invasion russe sans se sentir la moindre obligation d’étayer son propos. Il a probablement entendu cela sur Fox News ou CNN et se sent libre de le régurgiter comme s’il s’agissait d’un fait indiscutable.
Le militarisme téméraire du régime de Kiev depuis sept mois a mis l’économie ukrainienne à genoux. Sa monnaie s’effondre et sa dette étrangère explose, le principal créancier étant justement la Russie. Pourtant, Washington considère que la priorité n’est pas tant une aide financière qu’un militarisme accru pour exacerber l’agressivité envers la Russie.
Suite à la victoire des Républicains à l’élection de mi-mandat au début du mois, il y a fort à parier que cette motion sera adoptée par le Congrès. Le gouvernement étatsunien aura ainsi les coudées franches pour fournir ouvertement du matériel de guerre, tel que des systèmes de défense antichars et aérienne, des lance-grenades, des mitrailleuses et des fusils pour tireurs d’élite. Cela constitue une escalade dangereuse de l’intervention militaire de Washington en Ukraine, qui a prétendu jusqu’ici apporter au régime de Kiev une « assistance pacifique ».
Et c’est précisément ce que les Républicains réclamaient à cor et à cri. La semaine dernière, un sénateur John McCain halluciné a déclaré : « Nous voulons donner aux Ukrainiens [sic] des armes pour se défendre contre les Russes, qui sont en train de démembrer leur pays. » McCain, encore un politicien qui répète comme un perroquet ce que dit Fox News, faisait partie des principaux sponsors internationaux des troupes de choc néo-nazies qui ont pris le pouvoir à Kiev au début de l’année et diabolisent aujourd’hui ouvertement leurs compatriotes ukrainiens dans les régions orientales, les traitant de « sous-hommes et de Moskals ».
Jusqu’à une date récente, Washington et Bruxelles ont entonné le même hymne de propagande que le régime de Kiev, qu’ils ont contribué à mettre au pouvoir en février dernier lors d’un coup d’état contre le gouvernement ukrainien élu. Dans une inversion stupéfiante des rôles, l’axe US-EU accuse la Russie d’avoir envahi et renversé l’Ukraine. Aucune preuve n’est apportée à ces allégations et le discours de Kiev, criminel, ouvertement hostile et haineux vis-à-vis des Russes, est considéré comme parole d’évangile.
Pour le moment, Bruxelles est sur la ligne de Washington, qui consiste à imposer des sanctions à la Russie pour avoir prétendument violé la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Le vote libre et massif du peuple de Crimée en faveur de la séparation vis-à-vis du régime de Kiev installé par l’Occident pour rejoindre la Fédération russe, suivi par des référendums similaires sur l’autonomie des régions orientales de Donetsk et de Lougansk, est attribué dans ce modèle de double langage à l’intervention de Moscou.
Cependant, suite aux sanctions occidentales et aux contre-sanctions russes qui frappent principalement une Europe déjà en pleine récession, la suspicion face à des mesures contre Moscou présentées comme la panacée est appelée à se développer. Pour Washington, tenir un discours ferme ne coûte pas cher, et peut même rapporter. Ce n’est pas le cas pour les Européens.
« Les exportations allemandes en Russie s’écroulent » titrait le Financial Times à la fin du mois dernier, par suite des distances prises avec Moscou, qui constituent la pire rupture dans les relations entre les deux pays depuis la fin officielle de la Guerre Froide il y a plus de vingt ans. Ailleurs, on signale que les industriels et les entreprises allemands se livrent à un lobbying fiévreux à Berlin en vue de revenir sur la politique de sanctions, qui menace des milliers d’emplois en Allemagne ainsi que le plus gros partenariat commercial bilatéral entre l’Europe et la Russie.
S’agissant de la locomotive économique de l’Europe, ce qui est mauvais pour l’Allemagne l’est automatiquement pour le reste de l’Europe.
La nouvelle responsable de la politique étrangère de l’UE Frederica Morgherini, précédemment ministre en Italie, a fait part dernièrement de ses doutes quant à l’efficacité des sanctions. Mme Morgherini a repris le poste de la Britannique Catherine Ashton, qui a joué un rôle déterminant dans le changement de régime à Kiev sous les auspices de l’Occident et affiché une servilité pitoyable vis-à-vis de Washington.
D’autres États européens se montrent également de plus en plus critiques envers ce qu’ils considèrent comme une hostilité insensée et suicidaire envers la Russie.
« La Hongrie s’interroge sur les sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie », signale le Financial Times le 16 octobre. La Slovaquie, la République Tchèque, la Roumanie, la Bulgarie et l’Autriche l’ont rejointe pour interroger la position officielle de l’axe Washington-Bruxelles, qui vise à isoler la Russie.
Le Premier Ministre de Serbie, Aleksandar Vucic, a déclaré hardiment que son pays n’appliquerait pas les sanctions de Bruxelles contre la Russie, faisant état de liens historiques et culturels solides avec Moscou, même si Belgrade a actuellement le statut de candidat à l’entrée dans l’UE. À cela s’ajoutent de fortes relations économiques et d’investissement entre la Russie et la Serbie.
Tous ces pays dissidents ont autant intérêt à voir se concrétiser le projet South Stream de pipeline de gaz géant en provenance de Russie qu’à entretenir des relations de bon voisinage, même de façade. Pour eux, les sanctions contre la Russie équivalent à se couper un bras.
Le discours de Vladimir Poutine et d’autres dirigeants russes commence peut-être à porter ses fruits en appelant à la raison et à l’évidence empirique, ou à son absence. Au Club de Valdaï à Sotchi, fin octobre, l’un des principaux éléments à retenir du discours de Poutine était que la politique US vise à enfoncer un coin entre l’Europe et la Russie pour défendre des intérêts américains égoïstes. La domination de l’énorme marché européen de l’énergie est un objectif évident, de même que la subordination de la politique économique européenne à Wall Street et à la Réserve Fédérale américaine. En bref, la subordination de l’Europe à l’hégémonie capitaliste américaine.
Le chef de cabinet du Kremlin Sergei Ivanov a déclaré récemment que le principal motif de l’hostilité américaine vis-à-vis de Moscou était le fait que « la Russie osait avoir une opinion » sur l’orientation future de l’évolution mondiale. Cette indépendance se manifeste, par exemple, dans la promotion par la Russie d’un système bancaire international alternatif au FMI dominé par Washington, ou dans un marché eurasiatique de l’énergie emblématique, où les paiements sont effectués dans les devises des pays signataires plutôt qu’en dollars.
Quiconque est doté d’un peu de bon sens peut voir que la politique russe est entièrement légitime, voire souhaitable pour une économie et une politique mondiales plus équilibrées. L’arrogante nation américaine, autoproclamée exceptionnelle, se couvre de ridicule en criminalisant la Russie pour de telles raisons. C’est d’ailleurs ce qui a incité Washington à exploiter la crise ukrainienne comme couverture pour des visées impérialistes inacceptables.
Les gouvernements européens seraient bien inspirés de réfléchir aux propos auto-accusateurs du vice-président étatsunien Joe Biden. Lors d’une réunion à l’université de Harvard le mois dernier, il a déclaré que les états européens étaient initialement réticents à adopter les sanctions américaines contre la Russie. « Le président Obama a dû pousser les dirigeants européens dans leurs retranchements », a-t-il déclaré avec une satisfaction à peine dissimulée quant à la capacité de Washington à rudoyer l’Europe. N’est-ce pas atroce ?
Washington a en effet tout à gagner en plongeant ses soi-disant alliés européens dans une nouvelle Guerre Froide avec la Russie. Et l’Europe a tout à y perdre.
Pourtant, il semble que des groupes de pression européens s’éveillent enfin pour se dresser contre la folie imposée à quelque 500 millions de citoyens par des marionnettes pro-américaines telles que Herman van Rompuy, José Manuel Barroso, David Cameron et Catherine Ashton. La chancelière allemande Angela Merkel ou le président français François Hollande auront-ils le courage de suivre la voie diplomatique défendue par plusieurs courageux états-membres dissidents de l’UE ?
Espérons que l’Europe prenne ses distances vis-à-vis des orientations US concernant la Russie, qui ne font que conduire au désastre.
Il ne fait aucun doute que le monde politique américain est le plus contrôlé par les grandes entreprises, celui où le lavage de cerveau est le plus flagrant, le plus creux intellectuellement et le plus dangereux que le monde ait jamais connu. L’achat des dernières élections au Congrès, financées à hauteur de 4 Md$ en fonds de campagne (autrement dit, en pots-de-vin) par les grandes entreprises, atteste que les États-Unis ne sont pas une démocratie, mais une ploutocratie. S’il reste aux Européens un soupçon d’indépendance démocratique et de pensée éclairée, ils doivent le retrouver et l’affirmer de toute urgence. L’Europe et la Russie sont des alliés beaucoup plus naturels que les dirigeants américains va-t-en-guerre le seront jamais.
Traduit par Gilles Chertier pour Réseau International
http://m.strategic-culture.org/news/2014/11/20/europe-veering-from-us-abyss-over-russia.html
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