FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - La fracture Est/Ouest n’est pas seulement politique, elle est avant tout philosophique. C’est la thèse du journaliste Max-Erwann Gastineau, qui s’est rendu dans ces «démocraties illibérales» qui sont le berceau d’une tradition ancienne, aussi importante pour l’Europe que celle des Lumières.
Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est rédacteur en chef des pages Politique de la revue Limite. Il vient de publier Le Nouveau procès de l’Est (Éditions du Cerf, 2019).
FIGAROVOX.- Qu’est-ce qui vous a donné envie d’entreprendre ce voyage à l’Est? Cette Europe est-elle mal connue et mal comprise par l’Ouest?
Max-Erwann GASTINEAU.- Le rapport que nous entretenons avec l’Europe de l’Est, ou plutôt l’Europe centrale, est révélateur de notre difficulté à appréhender une aire cultuelle dont les spécificités nous échappent. Certes, Europe de l’Ouest et Europe de l’Est sont désormais réunies sous la bannière de l’Union européenne, mais cet étendard nous confond.
L’ «Autre Europe», comme on la surnomme, est autre, européenne autrement, européenne à sa façon. Ainsi ne pouvons-nous décemment la juger à l’aune de nos critères d’analyse les plus éculés. Pour la comprendre, nous devons opérer un effort de décentrement, accepter que les antécédents de l’accusé, son histoire, sa géographie, la marque laissée par les poètes et les écrivains qui l’ont magnifiée puissent agir sur sa manière de se représenter et de se rapporter au Vieux continent.
Comme disait Montaigne, «il faut voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui». Tel est le but de cet ouvrage ; élargir notre perspective, révéler les sources de nos incompréhensions, ce que l’Europe centrale a à nous dire et pense pouvoir nous apporter. Le jeu en vaut la chandelle, du moins si nous pensons que l’Europe ne saurait être réduite aux normes et directives jalonnant son cadre institutionnel.
Certains observateurs, comme le politologue Ivan Krastev, vont jusqu’à parler de nouvelle fracture Est/Ouest. Partagez-vous ce point de vue?
De part et d’autre de l’Europe, les chefs d’États s’accusent mutuellement de remettre en cause les «valeurs de l’Europe» ; l’Ouest accusant l’Est, au nom des idéaux de tolérance, d’ouverture et des droits de l’homme ; l’Est accusant l’Ouest de sombrer dans un relativisme moral et culturel oublieux dans nos plus vieux héritages, notamment chrétiens.
Ces accusations sont le reflet de l’Histoire. L’Europe centrale a toujours été composée de petits royaumes et de petites nations dont la liberté, l’indépendance furent constamment remises en question par les grandes puissances européennes. Les petites nations se savent mortelles, vivent dans la certitude que leur existence relève du miracle.
Plus fondamentalement, la fracture Est-Ouest actualise un vieux ressort de l’âme européenne partagée entre une tradition inspirée des Lumières, qui voit l’autonomie de l’individu comme la conséquence d’un arrachement et l’enracinement comme possible enfermement, et une tradition inspirée du romantisme, pour qui l’homme reçoit sa sensibilité, ses croyances, ses désirs et ses modèles de son inscription dans un monde particulier.
«Communauté culturelle de croyances, de mœurs et de lois», selon l’historien polonais Maslowski, la nation centre-européenne est antérieure à la création de l’État. Elle le précède et donc le dépasse. Elle existe culturellement avant d’exister étatiquement. Ainsi les liens sociaux et culturels l’emportent sur les liens politiques et juridiques.
Si nous autres ouest-européens souhaitons comprendre les sources de la fracture Est/Ouest, comprendre les revendications des peuples de l’Est et entamer avec leurs dirigeants un dialogue fécond, nous devrons intégrer cet arrière-fond historique. Mais en sommes-nous capables?
Le fait est que nous ne sommes pas les descendants du même traumatisme. À l’Ouest, le souvenir du nazisme continue d’entretenir nos craintes de voir le politique réinvestir le champ de la volonté humaine sous les feux de drapeaux et de racines fantasmagoriques. À l’Est, c’est le souvenir du communisme qui continue de travailler la mémoire collective et de forger une culture de résistance valorisant l’ancrage national. À l’Ouest, ce sont les limites du droit qui, pense-t-on, protègent l’Europe du retour de l’autoritarisme nationaliste d’hier. À l’Est, ce sont les limites non pas juridiques mais culturelles et spirituelles, contenues dans les traditions de l’homme ordinaire, qui font office de meilleur rempart au rouleau compresseur de l’utopie, communiste hier, libérale aujourd’hui, mais toutes deux pareillement négatrices des nations et de leurs aspérités héritées.
Cette fracture est-elle aujourd’hui d’abord liée à l’immigration?
La crise migratoire de 2015 n’a fait que ranimer ce vieux ressort de la psyché centre-européenne, l’angoisse existentielle qui anime l’autre Europe. Elle a conduit Viktor Orban à développer un discours critique de la «société ouverte», ou de ce qu’il appelle aussi l’ «ordre libéral». «Dans l’Europe de la société ouverte d’aujourd’hui, affirme—il, il n’y a plus de frontières, (…) la famille est devenue un cadre de cohabitation variable selon les goûts, la nation, la conscience nationale, le sentiment d’appartenance à une nation sont considérés sous clef négative et comme devant être dépassé» au profit d’une Europe désincarnée, épousant les contours flous d’une «forme sans contenu».
L’Europe est-elle quelque chose de concret ou une construction théorique flottant dans le ciel des idées? Est-elle une somme de «valeurs» consacrées par le droit ou un substrat culturel essentiel à l’inscription de ses citoyens dans une continuité historique riche de sens? C’est la question de fond que pose le conservatisme hongrois et que révèle l’actualité du clivage Est/Ouest.
Entendons l’appel. Attachés aux droits et aux libertés qui façonnent notre ordre constitutionnel, nous oublions que ce dernier n’est jamais que l’expression d’un ethos national, la traduction technique et juridique d’un commun implicite. Comme l’explique Raymond Aron, «pour laisser à chacun une sphère privée de décision et de choix, encore faut-il que tous ou la plupart veuillent vivre ensemble et reconnaissent un même système d’idées pour vrai, une même formule de légitimité pour valable. Avant que la société puisse être libre, il faut qu’elle soit.»
Comment définiriez-vous le concept de «démocratie illibérale» assumé par Viktor Orban?
La tâche n’est pas simple, tant ce terme apparaît oxymorique.
Dans notre Europe hantée par les démons des années trente, libéralisme et démocratie sont inséparables ; le libéralisme culturel - le respect des différences et des minorités - et le libéralisme constitutionnel - l’État de droit - tempérant le volontarisme du politique qui ne se rapproche jamais tant des eaux troubles de l’autoritarisme que lorsqu’il prétend correspondre aux aspirations populaires. Dans cette acception des choses, la démocratie vise moins l’action que la protection des droits et des libertés, moins la décision que la cohabitation d’options philosophiques antagonistes. Conjuguant l’impuissance collective à l’atomisation de la société, la démocratie libérale trahirait, selon ses opposants «illibéraux», la vocation même de la démocratie: représenter et servir la nation, pris comme un tout dont la volonté est fonction de la cohésion de l’ensemble social. Comme l’explique Viktor Orban, sans doute le chef d’État qui en Europe théorise le plus sa propre vision du pouvoir, «la démocratie libérale s’est transmuée pour devenir une «non-démocratie libérale». Cela veut dire qu’en Occident, il y a le libéralisme mais pas la démocratie» ; il y a le libéralisme - le primat du juridique sur le politique et de l’individu sur la société -, mais pas la démocratie comme régime à travers lequel un peuple conserve l’active maîtrise de son destin.
Sur un plan théorique, nous pouvons situer ce concept à la confluence de trois notions. Celle de «démocratie souveraine» théorisée par Vladislav Sourkov, intellectuel phare du parti de Vladimir Poutine, Russie Unie, dans les années 2000, qui oppose les États faibles - dominés par des intérêts étrangers - aux États forts - indépendants et arrimés à un système institutionnel basé sur des fondements démocratiques et tenant compte des traditions nationales.
Celle de «démocratie communautaire» forgée par Chua Beng Huat pour définir le modèle singapourien mis en place dans les années 1990, où les injonctions à la «démocratisation» venues d’Occident convainquirent la péninsule asiatique de chercher une voix propre, dans laquelle les notions d’ordre, d’harmonie et d’intérêt collectif - inspirées du confucianisme - pourraient primer l’intérêt individuel et le développement des contre-pouvoirs.
Celui enfin de «démocratie chrétienne» élaborée par Orban lui-même et à entendre dans le sens d’une démocratie non-neutre, car de culture et de mœurs chrétiennes. Une démocratie qui «ne nie pas les valeurs fondamentales du libéralisme comme la liberté», mais développe, à rebours de la vision libérale - procédurale et donc indifférente à la substance des contextes locaux - «une approche spécifique et nationale».
À terme le risque n’est-il pas tout simplement de basculer dans un régime autoritaire qui balaierait les libertés publiques?
Cette question mériterait un long développement. Attardons-nous sur la question de l’indépendance des juges constitutionnels, essentielle à la préservation des libertés publiques.
En cherchant à renouveler la composition de la Cour suprême (la Curia), le gouvernement de Viktor Orban a franchi une ligne rouge. Si l’émoi suscité par cette réforme à laquelle l’exécutif hongrois a finalement renoncé apparaît légitime, il ne doit pas nous conduire à faire l’économie d’une réflexion approfondie sur le sujet.
La montée en puissance des Cours de justice et l’avènement en Europe d’une forme d’ «État de droit supranational» produit, à l’Ouest comme à l’Est, un conflit de légitimités entre un pouvoir juridictionnel - «protecteur de nos libertés» - et un pouvoir politique - légitimé par l’onction du suffrage universel - dans le processus d’édiction des normes collectives. Il appelle une question de premier ordre sur la fonction du juge constitutionnel: doit-il statuer sur la forme (la procédure) ou contrôler le fond (le contenu des lois)? Pour l’ancien ministre de la Justice hongroise, Laszlo Trocsanyi, qui fut en première ligne des tensions entre Bruxelles et Budapest, le pouvoir de contrôle revient au peuple et à lui seul. Une conception de la séparation des pouvoirs qui rappelle la «conception française» - dont la Hongrie reconnaît s’être inspirée -, inaugurée sous la Révolution, formulée par le Conseil constitutionnel en 1987 et qui se distingue de la théorie classique (la doctrine américaine des «checks and balances») en tant qu’elle soustrait les pouvoirs législatifs et exécutifs du contrôle de juridictions judicaires.
Au fond, comme l’exprime le Conseiller d’État Bertrand Mathieu, «les contrepoids (juridiques) sont devenus trop forts à l’Ouest» et les dirigeants de l’Est «se battent trop forts contre eux». Un équilibre serait important à trouver, à condition de «s’enrichir de l’identité de chacun». Ce travail est devant nous, et dépend de nous, de notre capacité à intégrer ces divergences au schéma d’une unité européenne que nous avons tendance à projeter dans la réification de principes juridiques uniformisateurs.
Plus largement le concept de «démocratie illibérale» pose-t-il la question de l’équilibre entre libertés des individus et souveraineté des peuples, y compris dans nos démocraties libérales d’Europe de l’Ouest?
Le concept de «démocratie illibérale» invite à repenser cette connexion essentielle en démocratie entre «délibération» et «décision», entre le moment du débat, du vote et le moment de la concrétisation des fruits de ce débat, de ce vote. La crise politique que traversent les démocraties libérales de l’Ouest est, à mon sens, consubstantielle à cette incapacité du politique à imprimer sa marque sur le cours des choses, quel que soit l’enjeu: économique, migratoire, écologique… Face au constat de leur impuissance, nos dirigeants apparaissent souvent désemparés ou, à l’inverse, gagnés par des appels incandescents à «s’adapter». Mais quelle est donc la véritable marge de manœuvre de celui qui n’a d’autre direction que l’adaptation?
La critique illibérale venue d’Europe centrale peut nous permettre de comprendre - avec nos propres mots, nos propres codes, nos propres systèmes de valeurs - que la liberté ne réside pas dans l’absence de contraintes, mais dans la possibilité pour un peuple d’en élire de nouvelles, et de participer à la décision qui en précède la mise en œuvre.
La critique illibérale peut enfin nous rappeler ce point essentiel: la menace qui pèse sur la démocratie ne vient pas tant du désir de lui substituer un régime autoritaire que de l’individualisme ; du repli du citoyen sur lui-même, faute d’intérêt pour la chose publique et d’être réellement porté par une élite instruite de sa vocation à exercer son autorité. Raymond Aron, dans le sillage de Tocqueville qui appelait à cultiver le patriotisme, le «sens de l’honneur national», était convaincu que, faute de grands projets collectifs, les pays démocratiques étaient menacés de désagrégation, par un processus de non-adhésion, d’auto-dissolution ; chacun finissant d’agir d’abord pour lui-même et dans la suspicion envers et contre tout pouvoir, hiérarchie et principes hérités.
La démocratie illibérale reste circonscrite à la Hongrie ou fait-elle école dans le reste de l’Europe de l’Est?
Le modèle hongrois a grandement inspiré le parti conservateur polonais, le Parti Droit et Justice (PIS), vainqueur des dernières élections législatives de 2015. Tout comme leurs homologues hongrois, les conservateurs polonais ont entrepris diverses réformes dans le domaine de la Justice. Centrés sur la critique des «démocraties de marché» - «projet d’une élite de l’après-1989 qui a abouti à l’atomisation de la société, pendant que l’économie polonaise passait entre les mains d’intérêts étrangers», selon Zdislaw Krasnodebski, principal idéologue du PIS - les conservateurs polonais développent un programme à la tonalité fortement «sociale», destiné «aux laissés pour compte des années de la transition», et un discours aux accents patriotiques, exaltant l’histoire et l’identité chrétienne de la nation polonaise.
En revanche, les démocraties tchèques et slovaques ne peuvent être assimilées au modèle illibéral. Leur système institutionnel et judiciaire respecte les canons de la démocratie libérale. On ne saurait pour autant y voir le prélude à la division de l’Europe centrale. En République tchèque comme en Slovaquie, le refus du multiculturalisme et l’attachement au cadre national demeurent deux marqueurs transpartisans incontournables.
Qu’est-ce que le groupe du Višegrad? Peut-il faire sécession de l’Union européenne?
Le groupe de Višegrad, dont le nom rappelle cette ville magyare où fut scellée en 1335 l’alliance des Royaumes de Pologne, de Hongrie et de Bohême contre les velléités impériales des Habsbourg, vise à peser sur l’agenda politique de Bruxelles, notamment sur la question migratoire. Ressuscité en 1991, ce groupe a gagné en influence sous l’impulsion de Viktor Orban. Mais son but n’est, en aucun cas, de faire sécession de l’Union européenne. Le Premier ministre hongrois n’est pas l’ennemi de l’Europe. Il est l’adversaire d’une certaine vision de l’Europe ; celle qui s’affirme en surplomb des États et de leur aspiration à demeurer maître de leurs lois.
Dans une Europe institutionnelle battue par les flots et les vents de la libre circulation des biens, des hommes, des marchandises, des droits et des valeurs, faisons-nous encore une place à celle des idées? C’est au fond le défi que nous lance l’Europe de Višegrad, dont l’angoisse existentielle et l’intensité intellectuelle peuvent offrir des outils conceptuels précieux pour penser notre temps. À nous de les saisir. Car l’Europe aura besoin de ses deux jambes pour avancer.