Les événements de Catalogne font trembler l’Espagne, et avec elle toute l’Europe. Suite à la tenue du référendum sur l'indépendance catalane, référendum déclaré «illégal» par divers tribunaux, et aux violences policières (plus de 800 personnes ont eu besoin d'avoir une assistance médicale) qui l'ont accompagné, les événements se sont accélérés.
Les indépendantistes clament que, sur un corps électoral de plus de 5,5 millions d'électeurs, il y a eu une participation vérifiée de 42,3% (chiffre faible, mais qu'explique l'intervention de la police pour tenter de mettre fin au vote) et que sur ces électeurs, ils ont recueilli 90% d'approbation à l'indépendance. Ils estiment sortir renforcés de l'épreuve de force tandis que le gouvernement de Madrid, et le Premier-ministre M. Rajoy en particulier, apparaissent affaiblis. Mais, ce dernier s'obstine, et peut compter aujourd'hui sur une mobilisation des anti-indépendantistes, que ce soit en Catalogne ou dans le reste de l'Espagne. La situation apparaît donc comme explosive, et ce d'autant plus que le gouvernement catalan pourrait se décider dans les prochains jours à proclamer unilatéralement l'indépendance.
Le soutien apporté par Emmanuel Macron à M. Rajoy (1) apparaît comme une double erreur. Erreur tactique, car ce dernier est sorti visiblement affaibli de son affrontement avec les indépendantistes catalans. Mais aussi une erreur de fond car, et c'est l'évidence, Emmanuel Macron n'a nullement compris ce qui se jouait en Catalogne. Le poids de l'histoire, et en particulier de celle de la Guerre Civile (1936-1939) apparaît comme dominant. En fait, la situation en Catalogne impose à tous un devoir de réserve, ou du moins de prudence.
La question de la sortie de cette crise se pose avec aujourd'hui une acuité toute particulière. De nouveaux dérapages pourraient conduire à une guerre civile. Il convient de rappeler ici certains principes qui devraient guider l'action des uns et des autres.
Quelle légalité?
On a beaucoup dit que ce référendum était «illégal», et que ce simple fait justifiait la répression massive qui a été employée. C'est ici faire très profondément erreur. En effet, la «légalité» ne peut servir de boussole dans cette situation. Non que l'état de droit ne soit pas une chose importante, mais il convient de ne pas oublier que le droit peut opprimer tout autant que libérer. On rappelle ici les études de cas qui sont proposées dans l'ouvrage de David Dyzenhaus, The Constitution of Law. À plusieurs reprises, l'auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l'Apartheid (2) en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu'à leur « positivisme», soit leur fascination obsessionnelle pour l'état de droit (3). La fidélité au texte tourne bien souvent à l'avantage des politiques gouvernementales quelles qu'elles soient.
L'existence d'une situation exceptionnelle, et depuis le 1er octobre nous sommes clairement dans une situation exceptionnelle, implique de se pencher sur ce que les juristes appellent le cas «extremus necessitatis». Il est citée par Bodin comme relevant le souverain de l'observation régulière de la loi (4). Carl Schmitt en fait le cas emblématique de l'exception juridique (5), de l'interruption du droit normal sans que le principe du Droit ne soit, quant à lui, interrompu. D'autres solutions que l'envoi massif de la police (plus de 10.000 hommes) contre des personnes désarmées et pacifiques pouvaient être trouvées, même en ne respectant la lettre de la règle de droit.
Un conflit de souveraineté
La question de la souveraineté est ici au cœur même de cet affrontement. Il faut le comprendre, et comprendre donc la centralité de cette notion, ce que, à l'évidence, et M. Rajoy et M. Macron ne sont pas capables de faire. À l'évidence, on a un ici conflit entre la souveraineté espagnole et la souveraineté, ou du moins son aspiration, catalane. Mais, la souveraineté renvoie à la notion de peuple. Car, c'est le peuple la source de toute souveraineté.
Cependant, encore faut-il savoir ce qui fait ce peuple, et donc faut-il savoir ce qui constitue un «peuple». Il faut comprendre que quand nous parlons d'un «peuple» nous ne parlons pas d'une communauté ethnique ou religieuse, mais d'une communauté politique d'individus rassemblés, une communauté qui prend son avenir en mains (6). Le «peuple» auquel on se réfère est donc un peuple «pour soi», qui se construit dans l'action et non un peuple «en soi». Se référer à cette notion de souveraineté, vouloir la défendre et la faire vivre, se définir donc comme souverainiste, implique de comprendre que nous vivons dans des sociétés hétérogènes et que l'unité de ces dernières se construit, et se construit avant tout politiquement. Se référer à la notion de souveraineté implique donc aussi de dépasser l'idée d'un peuple constitué sur des bases ethniques ou par une communauté de croyants. La liberté de la communauté politique, de ce que l'on nomme le peuple, passe par la liberté de l'ensemble territorial sur lequel ce peuple vit. On ne peut penser de «Peuple» sans penser dans le même mouvement la «Nation». Et, la liberté du «Peuple» dans le cadre de la «Nation» s'appelle justement la souveraineté. C'est pourquoi elle est essentielle à l'existence de la démocratie.
La nécessité d'un double compromis
Dans ces conditions, et tenant compte de ce qui s'est passé ce 1er octobre, quelles sont les conditions probables pour une sortie démocratique de la crise actuelle? Car, et il faut en être conscient, cette crise peut dégénérer dans les mois qui viennent en une guerre civile.
Le premier compromis porte donc sur un moratoire quant à la question de l'indépendance assorti de la reconnaissance d'un véritable référendum à l'issu de cette période. Ce compromis doit alors s'appuyer sur la déclaration irrévocable du gouvernement de Madrid de reconnaître le résultat de ce référendum, et sur l'engagement d'organiser une conférence constitutionnelle qui proposera aux catalans l'alternative entre une autonomie réformée et l'indépendance à la fin du délai du dit moratoire.
Un second compromis porte sur le pouvoir à Madrid. M. Rajoy est aujourd'hui discrédité, que ce soit au niveau national ou international. Il doit donc se retirer si l'on veut que la tension baisse significativement entre Madrid et les catalans. Son retrait pourrait être l'occasion d'appeler à de nouvelles élections générales dont l'un des thèmes devrait être « dans quelle Espagne voulez-vous vivre ». On sent bien la nécessité de refonder le Pacte national. Cette refondation doit passer à la fois par la conférence constitutionnelle et une consultation de tous les espagnols.
Ces deux compromis pourraient ouvrir la voie à une solution pacifique et démocratique. Elle donnerait une ultime chance de refonder le Pacte national espagnol, et donc de préserver l'intégrité territoriale de l'Espagne. Elle laisserait surtout, et c'est le principal, le dernier mot au peuple.
(1) http://www.lcp.fr/afp/catalogne-macron-soutient-rajoy
(2) Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.
(3) Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, op.cit., p. 22.
(4) Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.
(5) Schmitt C., Théologie Politique, traduction française de J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988; édition originelle en allemand 1922, pp. 8-10.
(6) Lukacs G., Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments »