La décision de la ministre Courchesne de ne plus exiger des compétences mathématiques de niveau secondaire V comme prérequis à l’admission au cycle collégial a fait des vagues. Tout de suite, on a parlé de nivellement par le bas et de fuite devant l’effort. Pour le moment, on en fait que différer l’exigence en fait en permettant à l’étudiant de se faire attribuer le précieux sésame en mathématiques suite à un cours complémentaire au collège.
Dans plusieurs pays du monde, les mathématiques ont fait figure de passerelle idéale vers les études supérieures. On estimait que les mathématiques servaient de meilleurs indices des véritables aptitudes intellectuelles. Alors qu’on parlait de l’avènement du deuxième millénaire, les mathématiques étaient le symbole du remplacement des anciennes élites issues des séminaires. On décréta que la formation classique ne faisait pas assez de place aux mathématiques et qu’il fallait viser beaucoup plus haut.
Les mathématiques ont pris dans les années soixante-dix le rang de principal critère pour évaluer l’excellence scolaire avec, parfois, une étourderie incroyable. Dans plusieurs écoles, on procédait au classement des élèves en trois niveaux, allégé, régulier et enrichi, en misant uniquement sur les notes en mathématiques.
Si étrange que cela puisse paraître, le personnel enseignant préférait, dans ces écoles, ne pas tenir compte du fait qu’un étudiant peut être très bon en français tout en vivant un blocage intense à l’égard des mathématiques. On alléguait que tout allait devenir mathématique, autant la sociologie que la philosophie, et qu’il était donc inutile d’envoyer en sciences humaines des gens qui fautent trop dans l’exécution des problèmes algébriques.
Si cette disposition a disparu, il reste que les mathématiques demeurent encore aujourd’hui la façon ultime de recevoir le tampon du mérite. Nous sommes partis de l’idée des années soixante-dix qu’il fallait préparer les jeunes à une révolution des emplois et à une toute nouvelle forme de réussite académique. Les prochaines élites seraient scientifiques. Même en sciences humaines, on apprendrait bien un jour à isoler des propriétés qui correspondent à des nombres.
Comme on en était venu à voir dans les mathématiques le passeport vers les compétences de l’avenir, on fit doubler l’épaisseur des manuels. Les groupes de niveau enrichi ne traversaient qu’aux trois quarts des livres gros comme des dictionnaires. On présentait les mathématiques comme l’histoire du vrai, une table rase émotive basée sur la logique pure et la démonstration rigoureuse. Et, à présent, aux étudiants qui éprouvent un blocage par rapport aux mathématiques, on dit de bêcher davantage pour maîtriser toutes les étapes des procédures effectives pour résoudre des problèmes.
On dit aux élèves que les mathématiques comptent parmi les disciplines nobles qui tiennent leur dignité de l’ancienneté de leur fondation et de leur haut degré de formalisation. L’élève qui bloque face aux mathématiques se sent pris dans un langage où le choix n’existe pas. S’il existe, il se limite à des variantes de procédures. En outre, sa prétendue rigueur démonstrative paraît reposer sur un vase clos de formes qui s’agencent pour se confirmer, des tautologies.
Prenons l’exemple de l’addition des nombres négatifs. L’élève apprend qu’en mathématique deux moins donnent un plus. On ne peut blâmer l’incrédulité de l’élève. Il sait qu’il a besoin de bottes pour passer l’hiver et qu’en-dessous reste toujours en dessous de zéro. S’il fait moins cinq à midi et que le soir moins vingt degrés s’y ajoutent, il fera moins vingt-cinq.
Le professeur expliquera que dans le cadre du problème à résoudre, deux moins doivent donner un plus. Il fera la démonstration en traçant un problème au tableau dont la solution ne se laisse atteindre qu’en acceptant le principe. L’élève assiste à tout cela, s’incline pour ne pas retarder le groupe, tout en conservant un arrière-goût amer.
Quand il étudiera l’algèbre, l’étudiant perdu depuis plusieurs années dans cette science dont les hypothèses initiales paraissent défier la loi du monde, aura perdu toute confiance. Les mathématiques lui paraîtront comme une habileté à résoudre des problèmes dont elles créent les conditions et les solutions. On part de l’inconnu x et on fait transiter de gauche à droite et, suivant bien le x dans déplacement indiqué, on atteint la solution que le professeur veut.
L’étudiant bloque devant les mathématiques parce que tout cela ressemble trop à une pratique démonstrative réglée sur une syntaxe vide. Est-ce une science d’un contenu ou une syntaxe abstraite? Les cours de physique et de chimie arrivent alors au programme lui présentant un univers unidimensionnel qui ne concerne que des êtres dénombrables en longueurs, surfaces et volumes et qui se réduisent en rapports entre grandeurs et nombres.
Les programmes scientifiques sont conçus, et cela vaut partout dans le monde, comme un ensemble de pratiques à exécuter sans trop s’interroger sur ce qui est à la racine. Pour ma part, j’ai commencé à comprendre le pourquoi des mathématiques qu’à l’université dans mes cours d’épistémologie des mathématiques. Soudainement, j’apprenais par exemple qu’il y avait eu un devenir historique entourant la règle de l’addition des nombres négatifs, des débats contradictoires, des formalisations successives.
À l’école secondaire, le programme n’est pas conçu pour s’attarder sur la gestation des modèles mathématiques. L’élève parvenu à tel niveau doit posséder telle aptitude de résolution des problèmes x et y. Et pour cela le professeur doit lui faire parcourir les façons strictes d’assurer les procédures administratives. Il n’y a rien à interpréter. La pure syntaxe a été isolée avec le strict système des écritures qui la définissent.
On dit à l’étudiant qui subit un blocage de faire un effort. Mais est-ce d’un effort dont on parle ou d’une conversion impossible du regard? Que penser de ce langage qui paraît construit ad hoc, sans objet apparent, prenant pour thème explicite les seules modalités et règles d’enchaînement des énoncés? Les mathématiques peuvent rebuter le paresseux mais aussi l’étudiant qui veut absolument comprendre.
Si, de plus, l’étudiant sent que les mathématiques servent de règle implicite d’élimination pour l’accès aux études supérieures, son blocage deviendra de l’antipathie pure et simple. Il pensera que les mathématiques sont un instrument de promotion des esprits procéduriers, systématiques, un alibi à l’hypersélection des étudiants aux études supérieures.
De mes cours en épistémologie des mathématiques, je devais conclure que le blocage face aux mathématiques était inévitable et qu’il n’avait rien à voir avec un refus présumé de certains étudiants d’employer les deux hémisphères de son cerveau, la moitié logique et la moitié affective. Le parcours à travers les mathématiques suspend les interprétations. Il abolit les références théoriques dans lesquels l’exigence de formalisation et la considération de la pure syntaxe mathématique ont pris leur point de départ. Le professeur a beau demander: Avez-vous des questions?, il faudrait être surhumain pour savoir quelle question posée. Faute de temps, coincé par le devoir de rendre l’étudiant apte développer des habiletés, le programme est passablement muet sur le pourquoi.
« Je ne comprends pas », dit l’étudiant.
- Qu’est-ce que tu ne comprends pas? De répondre le professeur.
- Rien.
On lui apprend la théorie des ensembles mais pourquoi est-ce une théorie? Y a-t-il d’autres interprétations? L’ennui, c’est que dès qu’on commence à expliquer, on doit traiter des axiomes, des théorèmes, des dérivations, des systèmes réduits et qu’on risque de perdre totalement l’étudiant qui n’a fait que demander « pourquoi ». Le simple « pourquoi » exigerait d’étudier méthodiquement les relations entre les systèmes formels et leurs interprétations, un objet d’étude de niveau universitaire.
Vu les difficultés intrinsèques que comporte l’enseignement des mathématiques, on aurait tort d’en faire un critère d’admissibilité direct ou indirect aux études supérieures en sciences humaines. Certains disent que les mathématiques permettent d’apprendre la logique. Les mathématiques font appel à des logiques très formalistes et, à moins de faire face à un étudiant extraordinairement doué, il est peu probable qu’il fera le parallèle avec le jugement nécessaire pour évaluer un ensemble d’énoncés formulés dans le langage courant.
À ceux qui souhaitent inculquer les règles du jugement aux jeunes du secondaire, il faut dire que le cours reste à faire. À l’époque du cours classique, les jeunes avaient des professeurs formés par le thomisme, disciple d’Aristote. Ces professeurs étaient à même de leur faire partager ce qu’il savait des règles du raisonnement. On appelait syllogistique cet ensemble de règles.
Avec la modernisation, on a jugé Aristote trop vieux. À l’université, on apprenait plus que la logique formelle alors que la logique du « vieux » comme on disait, avait le mérite de s’appliquer directement aux raisonnements formulés dans la langue courante. Dans nos cours de logique formelle, nous étions les seuls à nous comprendre quand nous prenions des textes, calculions les prédicats. Nos devoirs universitaires ressemblaient plus à une traduction en formalismes qu’à un moyen d’évaluer la rigueur des raisonnements.
Peut-être qu’un jour il sera possible pour celui qui ne désire pas suivre les cours de mathématiques de secondaire V de le remplacer par un cours sur les enchaînements logiques. Tout n’était pas mauvais dans le cours classique. Savoir raisonner en utilisant le verbe vaut bien les habiletés des pratiques mathématiciennes.
André Savard
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6 commentaires
Archives de Vigile Répondre
28 février 2010Je voulais simplement dire qu'il faudrait repenser de fond en comble le programme de mathématiques au cégep. Il ne convient qu'aux professeurs et à quelques étudiants. Beaucoup de talents scientifiques se perdent à cause des cours et surtout de la façon dont on évalue les élèves. Je me demande bien qui a donné la mission de contrôler les élèves admis en sciences aux professeurs de mathématiques.....Pourquoi des moyennes si basses et pourquoi des taux d'échecs si élevés.Une compagnie qui afficherait des états du genre aurait rapidement fait de se remettre en question.
Archives de Vigile Répondre
9 janvier 2008merci pour cette chronique qui met en lumière la source de l'aversion de nombre d'individus pour cette matière prônée! A quarante ans, je focalise encore sur mon rejet des mathématiques faute d'explications profondes du pourquoi/comment. Enfant, je me passionnais pour les sciences (astronomie,chimie,...) l'enseignement des mathématiques tel qu'il est pratiqué m'a ôté toutes perspectives d'évolution dans ces domaines. Je suis devenue réfractaire, jalousant les matheux.
Vos mots sur mes maux me sont salutaires et me donnent envie de reprendre tout à la base.
Georges-Étienne Cartier Répondre
14 septembre 2007Que c`est bien dit ! Et limpide !
Ceci...dit, avant de penser enseigner la logique, il faudra bien un bon jour s`astreindre à réintégrer le génitif dans le langage: "dont", "du", "de la", "de" ..., et non ce "que" insupportable et désormais quasi omniprésent dans le discours des ( soi-disant ?!) "meilleurs".
Archives de Vigile Répondre
10 septembre 2007Mes excuses. Ceci dit, l'essentiel du propos demeure soit la difficulté pour l'élève de comprendre par une image mentale associée à la compréhension courante des choses. Multiplication ou addition sous zéro ou au-dessus de zéro, l'élève se sent confronté à un univers dont les enchaînements sont permis par des règles qui lui échappent et des fonctions de vérité dont il voit mal le lien avec le témoignage de ses sens
André Savard
Raymond Poulin Répondre
10 septembre 2007Enfin, on commence à en sortir de ce discours pseudo-scientifique qui mise tout sur les maths! Au collégial, beaucoup d'étudiants, qui ont par ailleurs un bon dossier en mathématiques, maîtrisent beaucoup moins bien la langue. Or quel est l'outil indispensable à la compréhension dans toutes les disciplines de même que la base essentielle de toute communication? La langue, et c'est justement là où le bât blesse chez la plupart, de même que la principale cause des échecs au collégial et même à l'universitaire. J'ai toujours été sidéré de constater qu'il n'y a pas moyen de faire comprendre cette évidence, d'ailleurs chiffrée, aux hauts fonctionnaires du MELS et aux différents ministres de l'Éducation qui se sont succédé depuis au moins 25 ans. Et ce n'est pas leur examen national, à la fin du collégial, qui y changera quelque chose, surtout lorsqu'on le traficote pour assurer un taux de réussite rassurant, d'autant plus que ce n'est pas à l'âge de 19 ou 20 ans qu'il faut constater le problème des étudiants. J'ai bien hâte de voir comment on va réussir à aggraver la situation avec le socio-constructivisme par-dessus l'approche par compétences, où l'élève consultera, par exemple, sa grammaire à son gré "lorsqu'il en sentira le besoin", comme je me le suis déjà fait répondre par un promoteur de cette quincaillerie. Comment sentir le besoin de ce qu'on ne sait pas qu'on ignore? Je passe le tiers des cours à "traduire" oralement les textes en langage familier. Il faut presque menacer les étudiants d'une sortie de cours pour qu'ils daignent consulter leur dictionnaire ou même pour qu'ils s'en procurent un. Si je veux obtenir des résultats potables, je dois d'abord leur enseigner, en première session, ce que, avant même les années soixante, nous apprenions en huitième ou neuvième année, soit l'équivalent de secondaire 2 et 3. Pendant leur secondaire, la plupart n'ont même pas lu en entier plus de trois ou quatre oeuvres littéraires, et encore, pas toujours de la meilleure eau. Inutile de dire qu'à l'exception des termes les plus courants de la langue, leur vocabulaire est plutôt en carence. (Il va sans dire que je ne blâme pas les étudiants de la situation.) Est-ce ainsi qu'on forme une nation?
Raymond Poulin
Archives de Vigile Répondre
10 septembre 2007Je ne remets pas en doute les compétences de M. Savard, mais sa démonstration mathématique est tout simplement inexacte.
L'addition de deux nombres négatifs donne un autre nombre négatif; par contre la multiplication de deux négatifs donne effectivement un nombre positif. Il s'agit probablement d'une faute d'attention, courante dans l'enseignement des mathématiques au primaire et au secondaire.
Exemple:
Addition: - 2 + -3 = -5
Multiplication : -2 * -3 = +6