Par THÉRÈSE DELPECH Chercheure associée au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), essayiste
Après trente ans de dictature ou d’état de siège, la réalité a tendance à vous échapper. C’est une forme de justice comme une autre. A la fin de sa vie, Salazar, qui a totalisé trente-six ans d’Estado novo, avait droit à un journal spécialement écrit pour lui, dont il n’existait qu’un seul exemplaire. Il y retrouvait son univers pendant que la «révolution des œillets» en préparait un autre. Quarante ans plus tard, la façon dont le monde entier a été pris de surprise par l’immense mouvement populaire égyptien, conduit par la jeunesse, en dit long sur l’incapacité à comprendre les limites de la «stabilité» aimée des chancelleries. Tout le monde continuait à lire le journal de Moubarak, y compris en Europe, où l’Egypte est pourtant le pilier de l’Union pour la Méditerranée. A croire que ce grand projet était totalement coupé de la société civile. Car pendant ce temps, l’exaspération de la population la plus informée et la plus moderne n’attendait qu’une occasion pour se manifester. Cette occasion a été fournie par la Tunisie. Mais son effet de contagion rapide en Algérie, en Egypte, au Yémen, en Jordanie, et même en Syrie, où des manifestants demandent la fin de l’oppression (personne en France n’ose parler du Maroc), souligne cruellement l’aveuglement des capitales.
Dans tous ces pays, la répression, la régression, le déni d’avenir à une population très majoritairement jeune, qui étouffe littéralement, ont fini par produire exactement ce qui devait se produire. Nul besoin donc de souligner l’ampleur des «surprises stratégiques» au début du XXIe siècle. Il suffisait de croire à l’universalité de la demande de liberté et de dignité, ce qui aurait peut-être permis d’aider cette jeunesse à faire valoir ses droits avant qu’elle n’explose. Mais comme les relations privilégiaient les rencontres de chefs d’Etat et que les ricanements sur le «droit de l’hommisme» l’emportaient souvent dans des capitales européennes où ne sévissent ni la censure, ni l’état de siège, ni le sinistre Moukhabarat, on ne risquait pas de comprendre ce qui se tramait à nos portes.
On ne le comprend toujours pas apparemment, puisque l’on parle maintenant de «deux parties de la population» après les affrontements sanglants de mercredi et jeudi, alors que les violences commises par les assaillants contre des manifestants pacifiques ont suivi des méthodes de provocation et de quadrillage qui sont manifestement celles de la police en civil. Les autorités iraniennes ne procéderont pas autrement lors de la fête du Feu, dans quelque temps. Ceux qui sont allés dans les grandes villes égyptiennes ces dernières années ont pu constater que les policiers en civil, qui sont partout, cherchent à peine à se dissimuler, tant ils savent leur pouvoir indispensable au régime. Les manifestants, eux, les ont reconnus tout de suite.
L’Egypte offre au monde des grandes puissances un miroir qui n’est pas celui de Davos. Elle leur pose une question redoutable : qu’est devenue leur capacité de jugement politique et stratégique ? Washington a fini par lâcher Moubarak. Certains le lui reprochent. En Israël notamment, où l’on trouve une comparaison incongrue avec 1979 et le chah d’Iran, comme si le mouvement égyptien avait le moindre rapport avec celui qui a porté Khomeini au pouvoir. L’ironie de ce jugement est qu’il reflète le message des autorités iraniennes à Téhéran : ce qui se passe au Caire, c’est la victoire de la révolution islamique (on ne se refait pas). L’insistance des Etats-Unis sur la période transitoire traduit une inquiétude compréhensible mais la leçon du retard politique américain de 2009 en Iran («Obama, de quel côté es-tu?», demandaient les manifestants) a probablement été tirée. L’Europe, quant à elle, n’a pas tiré celle de ses erreurs tunisiennes. Elle n’a ni vision ni message à un moment historique pour le plus grand pays arabe. Son absence et sa frilosité sont perceptibles au Caire et à Alexandrie, comme hier à Tunis. La Russie du Kremlin, toujours mal à l’aise avec les mouvements populaires, s’inquiète surtout des conséquences pour les compagnies russes, du destin des nombreux accords bilatéraux avec l’Egypte, et regarde fixement le cours du baril. La Chine enfin, avec un réflexe qui en dit long sur ses propres craintes, comme sur son autisme, a réglé le problème de la discussion sur le sens des manifestations égyptiennes avec son style inimitable, en fermant toutes les connexions internet sur les événements.
La sortie de cette crise sans précédent dépendra de l’armée et de la rapidité de la transition. L’armée égyptienne, malgré sa corruption, est populaire pour deux raisons : elle n’a jamais rempli les tâches de la police honnie, et elle est encore auréolée de la «victoire» de 1973. Elle peut se poser en arbitre de la période transitoire à deux conditions. La première, immédiate, consiste à se séparer de Moubarak. Le fera-t-elle ? Beaucoup en doutent. Un compromis consistera peut-être à avancer la date des élections. La seconde, plus difficile, porte sur le recentrement de l’armée sur son cœur de métier. Car elle est une force militaire, politique et économique. Elle assure le pouvoir politique depuis la chute du roi Farouk en 1953, ce qui est peut-être suffisant, tandis que son pouvoir économique n’a cessé de croître sous Hosni Moubarak, qui a développé une kleptocratie inconnue avant lui. A la tête de combien de grandes entreprises trouve-t-on des généraux ?
La tentation de confisquer le pouvoir et de continuer les affaires sera certainement grande. Après tout, l’opposition n’est pas organisée. Mais si la transition et les réformes tardent trop, si les élections promises sont à nouveau «volées», à l’iranienne, si l’économie continue de fonctionner au profit d’une clique au lieu de nourrir les aspirations de la jeunesse, des explosions moins pacifiques pourraient se produire demain. La rançon de trente années d’état de siège ne peut être qu’une période d’instabilité. C’est l’essence des crises, d’autant plus profondes que le traumatisme a été long et lourd. Mais l’instabilité est aussi la chance de trouver un nouvel équilibre. Il faut comprendre, comme le Guépard de Lampedusa, que le sort du pays requiert de grands changements et, notamment, une remise entre les mains du peuple de ce qui lui appartient.
Auteure de «l’Ensauvage-ment», éd. Grasset 2005
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