Déraillera, déraillera pas ? Tous les yeux seront tournés vers Montréal cette semaine, alors que reprennent les négociations pour le renouvellement de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). L’incertitude est grande pour les entreprises d’ici, puisque les États-Unis menacent de claquer la porte. Mais Ottawa dit avoir plus d’un tour dans son sac.
Les représentants du Canada, des États-Unis et du Mexique travailleront d’arrache-pied toute la semaine dans un hôtel du centre-ville. La pression est forte pour que des progrès réels soient réalisés, après des sommets où les avancées ont été plutôt modestes.
Les négociations sont plus longues que prévu. Celles de Montréal devaient se dérouler du 23 au 28 janvier, mais deux jours de rencontres se sont ajoutés. Les échanges doivent se terminer en mars, mais cela apparaît de moins en moins possible.
Les enjeux sont de taille, mais difficiles à évaluer à un moment où toutes les éventualités sont possibles.
Par exemple, l’abolition de la gestion de l’offre dans l’industrie de l’élevage, une revendication des États-Unis, ferait perdre à l’économie canadienne de 58 000 à 80 000 emplois, selon une étude de PwC dévoilée vendredi. Ces changements se traduiraient également par une diminution du PIB de 4,6 à 6,3 milliards $, estime l’étude.
Le secteur manufacturier québécois serait durement touché, notamment en aéronautique.
Scénario « catastrophe »
Le pire scénario : l’abandon de l’ALENA par les États-Unis, ce qu’Ottawa veut éviter à tout prix.
La fin de l’entente mènerait à une chute de l’investissement dans les trois pays, à une dégringolade probable du dollar canadien, à une hausse des prix pour les consommateurs canadiens et une réduction du taux de croissance au Canada, estime le professeur Krzysztof Pelc de l’Université McGill, un expert des relations commerciales canado-américaines.
« Chaque pays perdrait son accès préférentiel aux marchés des deux autres, et c’est ça qui aurait des conséquences néfastes », dit-il.
À Ottawa, le gouvernement affirme avoir des « solutions créatives » pour répondre aux inquiétudes américaines, tout en refusant catégoriquement des revendications « inacceptables ».
« Nous sommes prêts à tout, ce n’est pas la 1re fois que les Américains menacent de quitter [l’accord]. On prend ça très au sérieux », a indiqué une source gouvernementale. Toutefois, si Trump claque la porte, il ne pourra le faire du jour au lendemain, rappelle-t-on. Un avis de six mois doit être donné, et même avec cet avis, la sortie n’est pas automatique.
5 ENJEUX AU CŒUR DU LITIGE
Les « règles d’origine » pour l’industrie automobile
Ces règles stipulent que les véhicules doivent avoir au moins 62,5 % de contenu nord-américain afin d’obtenir un accès sans tarifs douaniers aux pays membres. Les États-Unis veulent resserrer ces règles, mais on ne sait pas s’ils veulent un contenu minimal américain, ou des règles plus strictes sur l’origine des matières de fabrication des véhicules.
Renégociation tous les 5 ans
L’administration américaine de Donald Trump veut une « clause de caducité » qui forcerait la renégociation de l’accord tous les cinq ans et sa fin potentielle si les trois pays ne l’approuvent plus. Une proposition aussitôt rejetée par le Canada et le Mexique.
La gestion de l’offre
La gestion de l’offre est un moyen pour les producteurs canadiens de lait, de volailles et d’œufs de contrôler l’offre ou la quantité de produits commercialisés. Les Américains veulent éliminer complètement la gestion de l’offre après une période d’ouverture graduelle du marché. Ottawa et Québec jugent cette proposition irrecevable.
Le règlement des différends
Les Américains veulent changer les processus de résolution des conflits entre pays. Le chapitre 19 de l’accord actuel permet de contester les pratiques commerciales devant des panels indépendants. Le chapitre 11 permet aux investisseurs étrangers de contester des lois qui interféreraient avec leur rentabilité. Les Américains veulent se débarrasser de ces deux mesures et le Canada, les conserver.
Les marchés gouvernementaux
Les négociateurs américains insistent pour que les États-Unis obtiennent un accès accru aux contrats d’approvisionnement gouvernementaux du Canada et du Mexique. Parallèlement, ils cherchent à empêcher les entreprises de ces pays de faire concurrence à celles des États-Unis, en invoquant le Buy American Act (la « Loi achetez américain »).
LES NÉGOCIATIONS EN QUATRE QUESTIONS À KRZYSZTOF PELC
De quoi va-t-on parler à Montréal cette semaine ?
On ne connaît pas l’ordre du jour des négociations. C’est pour permettre aux négociateurs de faire leurs offres et demandes sans que les groupes de pression se mobilisent. L’idée est d’échanger à huis clos et de présenter ensuite le résultat pour une ratification des trois pays. Mais on n’est pas du tout près d’une ratification — pour l’instant, la question est beaucoup plus existentielle : est-ce que l’accord survivra ou non ?
La fin de l’ALENA est de plus en plus envisageable. Pourquoi ?
La menace vient d’un seul parti, les États-Unis, et cela semble être pris de plus en plus sérieusement au Canada, notamment par les marchés financiers. Pourquoi ? Il y a une perception aux États-Unis que l’ALENA leur a été défavorable. C’est faux, mais il est aussi vrai qu’une partie de la population a souffert et voit cet accord d’un mauvais œil.
Qu’adviendrait-il des échanges Canada–États-Unis s’ils claquent la porte ?
Il y a peu de précédents et c’est cette incertitude qui risque d’amener les pires conséquences. La majorité des experts pensent qu’on retomberait sur les termes de l’accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis de 1988, mais une abrogation serait aussi contestée dans les tribunaux. Il y aurait donc une longue période d’incertitude. Chacun perdrait son accès préférentiel aux marchés des deux autres, et cela aurait des conséquences néfastes.
Quels sont les secteurs qui pourraient être particulièrement affectés, au Québec ?
Les industries les plus affectées seraient celles qui sont le plus engagées dans l’écosystème commercial nord-américain. L’industrie automobile en est un bon exemple, puisque c’est une industrie qui traverse les trois pays. Pensez à une ceinture de sécurité qui commence au Mexique, est envoyée au Canada, renvoyée au Mexique et assemblée dans une voiture aux États-Unis. Ça signifie qu’une compagnie canadienne comme Magna International ferait soudainement concurrence aux producteurs asiatiques, comme la Chine, Taïwan, et la Corée du Sud.