L’Autorité des marchés financiers a «fermé les yeux» sur SNC-Lavalin

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L'étau se resserre sur les affairistes libéraux


L’Autorité des marchés financiers a abandonné une importante enquête sur SNC-Lavalin et des millions de dollars de transactions boursières qu’elle avait pourtant jugé douteuses, selon des ex-employés de cet organisme de surveillance.  


Ces anciens employés, qui ont demandé à ce que leur anonymat soit préservé, ont raconté à notre Bureau d’enquête des faits troublants concernant la manière dont l’Autorité des marchés financiers (AMF) a «fermé les yeux» sur le dossier.   


Cette enquête, baptisée Projet Faucon, a été déclenchée le 3 mai 2012. L’AMF voulait déterminer si SNC-Lavalin avait caché des malversations à ses actionnaires dans ses rapports financiers.   


La firme d’ingénierie et de construction avait versé une somme de 56 M$ en commissions secrètes pour obtenir des contrats, notamment celui du Centre universitaire de santé McGill (CUSM).   


Les enquêteurs devaient aussi déterminer si des dirigeants de SNC et des fonds d’investissement avaient commis des délits d’initié grâce à des informations privilégiées qui leur auraient permis de vendre leurs actions de la firme avant une baisse de son cours boursier, quand le scandale a éclaté en février 2012. 



Le cas Novak  


Parmi ces transactions se trouvent celles de Michael Novak, qui était alors vice-président exécutif de SNC-Lavalin et président du conseil d’administration de SNC-Lavalin International.   


En mars 2011, M. Novak a liquidé plus de 200 000 actions, d’une valeur de 12,2 M$.   


M. Novak est le mari de la députée libérale provinciale Kathleen Weil, ex-ministre de la Justice et de l’Immigration dans les gouvernements Charest et Couillard.   


À l’AMF, les cadres qui supervisaient l’enquête étaient très conscients des liens politiques de M. Novak.   


«Entre nous, avec la direction de l’AMF, on a toujours référé à lui comme le conjoint de la ministre de la Justice. Ce n’était pas Michael Novak», dit un ex-employé.   


Même si M. Novak, rapidement, s’est défendu d’avoir commis un délit d’initié, l’AMF l’a tout de même inclus à sa liste des dirigeants soupçonnés de délit d’initié.   


Son cas était le plus « problématique », en raison de son rôle au sein de SNC International, une filiale par laquelle des pots-de-vin ont transité, et du volume de ses transactions, a indiqué notre source.   


Selon un ex-employé de l’AMF, les enquêteurs ont cependant été incapables de rencontrer M. Novak, malgré leurs demandes répétées en ce sens à leurs supérieurs.   


«C’est en coinçant Novak qu’on aurait pu coincer les autres. Pour moi, Novak, c’était la clé», dit-il.   



L’ex-premier ministre Philippe Couillard et l’ex-dirigeant de SNC-Lavalin Michael Novak, alors président du C.A. de la Fédération des chambres de commerce du Québec, ont remis un prix en 2016. La femme de M. Novak, Kathleen Weil, était alors ministre au sein du gouvernement Couillard.

Photo d’archives, Martin alarie

L’ex-premier ministre Philippe Couillard et l’ex-dirigeant de SNC-Lavalin Michael Novak, alors président du C.A. de la Fédération des chambres de commerce du Québec, ont remis un prix en 2016. La femme de M. Novak, Kathleen Weil, était alors ministre au sein du gouvernement Couillard.




Assez pour un recours collectif  


En avril 2012, la firme de juricomptabilité Veritas, de Toronto, avait dénoncé la superficialité d’une enquête interne effectuée par SNC-Lavalin sur ses commissions secrètes mal comptabilisées.   


Le président et chef de la direction de la firme, Anthony Scilipoti, s’étonne que l’AMF ait fermé son enquête. Il souligne que SNC-Lavalin a accepté l’an dernier de payer 110 M$ à la suite de deux recours collectifs d’investisseurs l’accusant d’avoir divulgué de fausses informations financières.   


«Je suis surpris, étant donné ce règlement du recours collectif, l’ampleur des transactions boursières et le moment plutôt suspect où elles ont été faites», dit-il en entrevue.   


«Ça m’attriste de voir que les organismes réglementaires se détournent de ces situations», ajoute-t-il.    


Complaisance de l’AMF  


► Ex-Employé 1   


► Ex-Employé 2   



  •  Cet autre ancien employé de l’AMF a observé le même scénario. «Ce dossier-là, c’était vraiment : on lève le pied.»   

  •  L’enquête est rapidement tombée au point mort. «Le bureau qui servait au projet Faucon était plein de documents, mais personne ne travaillait là.» Un lourd silence planait sur le dossier. «Personne ne voulait en parler.» Selon cet ex-employé, l’AMF n’est pas allée au fond des choses. «Ils n’ont pas perquisitionné. Il n’y a eu que des ordonnances de communication. Ils se sont contentés des réponses qu’ils ont eues», estime-t-il.   

  •  Mais des gestes auraient pu être posés. «Il n’y a eu aucun blocage d’actifs, malgré les dispositions de la Loi sur les valeurs mobilières qui le permettent», dit-il.      


Le conjoint de l’ancienne ministre libérale Kathleen Weil se défend   



Kathleen Weil a notamment été ministre de la Justice et de l’Immigration au sein du gouvernement de Jean Charest. Elle apparaît ici avec lui lors de la première pelletée de terre de l’Hôpital Shriners pour enfants, un projet réalisé par la firme montréalaise SNC-Lavalin.

Photo d’archives

Kathleen Weil a notamment été ministre de la Justice et de l’Immigration au sein du gouvernement de Jean Charest. Elle apparaît ici avec lui lors de la première pelletée de terre de l’Hôpital Shriners pour enfants, un projet réalisé par la firme montréalaise SNC-Lavalin.




Haut dirigeant retraité de SNC-Lavalin, Michael Novak soutient qu’il ignorait tout des pots-de-vin versés par la firme d’ingénierie quand il a liquidé des millions de dollars de ses actions de l’entreprise, avant l’éclatement du scandale.   


«Je n’avais aucune connaissance qu’il y avait des irrégularités dans le temps où j’avais vendu. C’est venu à mon attention pour la première fois en décembre 2011», a-t-il dit dans une entrevue téléphonique.   


À ce moment, le vice-président construction Riadh Ben Aïssa a éveillé ses soupçons en lui demandant d’autoriser le versement de commission d’agents totalisant 33,5 M$.   


M. Novak dit avoir refusé parce que les sommes dépassaient les limites prévues pour deux projets d’infrastructures auxquels elles auraient été attribuées, en Angola et aux Émirats arabes unis.   


«Ils avaient choisi des projets pour lesquels il y avait déjà eu des contrats pour des agents, qui étaient vraiment pour ces projets», a dit le mari de l’ancienne ministre libérale Kathleen Weil.   


Le grand patron de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, a finalement autorisé personnellement ces paiements, qui se sont avérés irréguliers.   


200 000 actions  


En mars 2011, M. Novak avait vendu plus de 200 000 actions de SNC-Lavalin qu’il détenait. C’est son conseiller financier de chez Jarislowsky Fraser qui lui a fortement suggéré de diversifier son portefeuille trop concentré dans les titres de la firme d’ingénierie.   


M. Novak, qui a quitté SNC en 2013, nous a confirmé qu’il n’a jamais été contacté par l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui avait pourtant jugé ses transactions douteuses.   


Jarislowsky Fraser, pourtant dans la liste des organismes que l’AMF voulait contacter pour le Projet Faucon, a également indiqué n’avoir eu aucun échange avec l’AMF.   


Quatre enquêteurs sur le dossier... pour rien   


L’Autorité des marchés financiers (AMF) prévoyait rencontrer 10 personnes pour faire la lumière sur des allégations de délit d’initié et de diffusion de fausses informations financières, indique le plan d’enquête du Projet Faucon, que nous avons obtenu.   


Selon le document, quatre enquêteurs ont été affectés au dossier. Deux analystes les ont appuyés, d’après nos informations.   


Des quatre individus visés, l’ex-chef de la direction financière, Gilles Laramée, est le seul à avoir été rencontré par l’AMF, a indiqué l’une de nos deux sources.   


Quant aux cinq fonds d’investissement ciblés, dont la Caisse de dépôt, les démarches ont été minimales. «À ma connaissance, aucun des investisseurs institutionnels n’a été rencontré», a dit un ex-employé de l’AMF qui a demandé l’anonymat.   


La moitié des ex-dirigeants de SNC et des gestionnaires de fonds qui ont accepté de nous répondre ont effectivement confirmé qu’ils n’avaient jamais entendu parler de cette enquête. Un porte-parole de SNC-Lavalin a indiqué que l’entreprise «n’a eu aucun échange avec l’AMF au sujet de cette enquête depuis environ cinq ans».   


«Cours normal»  


Le directeur des relations médias de l’AMF, Sylvain Théberge, a défendu le travail effectué par l’organisme.   


«Cette enquête a suivi son cours normal et a été fermée», a-t-il indiqué sans préciser à quelle date le dossier a été fermé.   


Même si les délits d’initié et les fausses informations financières font partie de son mandat, l’AMF a fait valoir que SNC-Lavalin a été la cible d’enquêtes policières.   


«Rappelons que la Gendarmerie royale du Canada et l’Unité permanente anticorruption conduisaient à la même époque des enquêtes sur SNC-Lavalin qui, elles, ont mené à des poursuites criminelles», a dit M. Théberge.    


Des transactions suspectes dans la mire de l’AMF  


Quatre ex-dirigeants de SNC-Lavalin et cinq institutions ont fait des transactions avant l’éclatement du scandale des pots-de-vin qui a fait perdre 20 % à l’action de SNC-Lavalin à la fin février 2012 :  


Michael Novak  


Vice-président exécutif et ex-président du C.A. de SNC International   





Photo d'archives





  •  Profit réalisé : Au moins 951 760 $ (sur des transactions totalisant 12,2 millions $)   

  •  M. Novak affirme qu’il n’a jamais été contacté par l’AMF.       


Pierre Duhaime  


Président-directeur général de SNC-Lavalin jusqu’en 2012   





Photo d'archives, Chantal Poirier





  •  Profit réalisé : 464 329 $   

  •  M. Duhaime a refusé de commenter.       


Gilles Laramée  


Chef de la direction financière de SNC-Lavalin jusqu’en 2013   





Photo d'archives





  •  Profit réalisé : 514 160 $   

  •  M. Laramée ne nous a pas répondu.       


Riadh Ben Aïssa  


Vice-président construction de SNC-Lavalin jusqu’en 2012   





Photo d'archives, Chantal Poirier





  •  Profit réalisé : 407 720 $ (estimé par l’AMF)   

  •  M. Ben Aïssa a refusé de commenter.       


CAISSE DE DÉPÔT ET PLACEMENT DU QUÉBEC   


♦ Valeur des transactions : 59,3 M$   


«La Caisse n’a connaissance d’aucune demande de l’AMF ou de procédures judiciaires concernant les transactions auxquelles vous faites référence», a déclaré le porte-parole Jean-Benoît Houde.  


La Caisse soutient n’avoir détenu «aucune information privilégiée sur cette société durant la période en question».  


GROUPE FINANCIER CONNOR, CLARK & LUNN  


♦ Valeur des transactions : 3,3 M$   


«Nous n’avons pas été informés d’aucune enquête de l’AMF à propos de transactions portant sur le titre de SNC», a indiqué Greig McKenzie, chef de la direction du marketing.  


PCJ INVESTMENT COUNSEL (filiale de CONNOR, CLARK AND LUND)  


♦ Valeur des transactions : 10 M$    


EMPIRE ASSURANCE VIE  


♦ Valeur des transactions : 41,5 M$   


«Nous n’avons pas été informés d’aucune enquête ni des préoccupations de quiconque à propos de ces transactions de routine», dit Laurie Swinton, directrice des communications.  


GROUPE INVESTORS ET AFFILIÉS  


♦ Valeur des transactions : 25,9 M$   


Le Groupe Investors a refusé de commenter.