La Suède est-elle en train de jouer à la roulette russe avec sa population ? C’est la question que se posent de plus en plus de scientifiques suédois au moment où le gouvernement du social-démocrate Stefan Löfven poursuit son approche singulière pour faire face à la pandémie de coronavirus : par la responsabilisation individuelle des citoyens, sans toutefois fermer les écoles primaires, ni les commerces non essentiels, les bars ou les restaurants pour forcer la distanciation physique.
« Nous avons besoin d’avoir une réponse honnête, lance le mathématicien de l’Université de Lund en Suède, Marcus Carlsson, dans une vidéo diffusée la semaine dernière sur YouTube et dans laquelle il critique vertement la stratégie suédoise en matière de lutte contre la COVID-19. Pourquoi est-il nécessaire de mettre ma famille en danger pour mener une expérience insensée impliquant 10 millions de personnes ? »
Mardi, la Suède avait recensé 2286 cas d’infection au coronavirus, soit 270 de plus que la veille. 36 se sont soldés par la mort de l’hôte, dont 11 dans les dernières 24 heures à peine. Contrairement à ses proches voisins scandinaves (Norvège, Danemark) et à la Finlande, mais également au Canada, le pays n’a toutefois pas adopté de mesures draconiennes afin de réduire les interactions sociales.
Pourquoi est-il nécessaire de mettre ma famille en danger pour mener une expérience insensée impliquant 10 millions de personnes ?
Seules les personnes âgées ont été invitées à se mettre en confinement volontaire. Il est recommandé à leur famille de ne pas leur rendre visite. Oui, les cours des universités et des écoles secondaires sont données désormais à distance, mais les écoles primaires et les garderies, elles, sont toujours ouvertes. Même chose pour les bars, restaurants et espaces publics, où il est désormais interdit d’y tenir des rassemblements de plus 500 personnes, selon le cadre sanitaire imposé par le gouvernement.
« Les politiciens suédois estiment qu’il faut aussi penser à la période post-contamination, en veillant à ce que la société fonctionne le mieux possible et surtout qu’elle ne s’effondre pas, relate Françoise Sule, professeure de français à l’Université de Stockholm, jointe par Le Devoir. Les écoles et les garderies sont ouvertes pour éviter que les parents restent à la maison, ce qui affecterait les ressources nécessaires pour les services de santé et d’autres fonctions vitales dans la société. »
En confiance
Les Suédois semblent d’ailleurs bien composer avec cette approche et ces mesures. « En période de crise, les politiciens se mettent toujours d’accord quelle que soit leur couleur politique et font front commun, dit Mme Sule. La population suédoise fait confiance aux politiciens dans ces cas-là. »
Dans les pages du quotidien Svenska Dagbladet, l’épidémiologiste en chef du gouvernement, Anders Tegnell a assuré que l’approche de la Suède visait « à assurer une progression lente de la maladie », pour éviter que les personnes infectées ne mettent trop de pression sur les ressources en soin de santé. Selon lui, la pandémie « va se calmer naturellement en mai prochain pour reprendre à l’automne ». Une immunisation naturelle de masse, en laissant le virus se répandre dans une partie de la population, particulièrement celle qui est le moins à risque de développer des complications devrait, selon lui, après l’été, atténuer les effets du coronavirus sur la population.
La Suède marche en substance sur les traces du Royaume-Uni et des Pays-Bas, qui ont tablé sur cette immunisation de masse afin d’affronter le virus, avant de faire marche arrière et d’adopter rapidement des mesures plus contraignantes pour ralentir une contamination exponentielle de leur population.
« Les décisions prises en Suède sont en décalage avec ce qui se fait ailleurs dans le monde, commente Stéphane Paquin, professeur à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et spécialiste de la Scandinavie. Mais le principe d’autonomie des agences gouvernementales fait en sorte que ce sont les experts de l’Institut de santé publique [la Folkhälsomyndigheten] qui décident », plutôt que les politiciens qui leur font toujours totalement confiance. Ce qui n’est pas le cas de tous les scientifiques.
Dans les pages du tabloïd Dagens Nyheter, Stefan Hanson, spécialiste des maladies infectieuses, et Claudia Hanson, professeure d’épidémiologie au département de la santé mondiale de l’Institut Karolinska de Stockholm, ont appelé samedi à un « renversement complet » de la stratégie suédoise face au coronavirus pour éviter « un développement catastrophique similaire à celui de l’Italie », devenu le pays d’Europe le plus touché par la maladie et ses conséquences funestes.
Urgence d’agir
« Nous n’avons que quelques semaines de retard sur l’Italie qui a fermé tout le pays, suivie par la France, l’Espagne et maintenant l’Allemagne, écrivent-ils. Nous savons ce qui s’en vient. Nous le voyons dans le sud de l’Europe. Pas besoin d’attendre. Il est temps que le premier ministre prenne les choses en main, en collaboration avec les autorités de la santé publique, pour protéger la Suède. »
Un changement de cap sans doute en préparation, à en croire le premier ministre suédois lui-même qui, dimanche soir, dans une rare allocution télévisée, a rappelé le but du gouvernement de limiter la propagation de la maladie et mis en garde ses citoyens. « Je veux que vous soyez prêts pour plus de mesures à venir, parfois décrétées à la dernière minute et interférant parfois encore plus avec la vie quotidienne », a-t-il dit. « Il y a des moments cruciaux dans la vie où vous devez faire des sacrifices, pour votre propre bien, mais aussi pour les gens qui vous entourent, vos semblables et notre pays. Ce moment est arrivé. Ce jour est là. Et ce devoir appartient désormais à tout le monde. »