Québec -- Le qualificatif «historique» est à manier avec soin, rappelait l'historien Jocelyn Létourneau dans nos pages cette semaine. Mais il acceptait tout de même d'user de ce mot pour qualifier le scrutin de lundi.
Se pourrait-il en effet que l'élection d'un contingent important de députés adéquistes ainsi que la chute du Parti québécois au rang de «deuxième groupe d'opposition» signifient une mutation fondamentale, historique, du Québec? La fin du cycle de la Révolution tranquille?
La Révolution tranquille a été un arrachement à la tradition, un affranchissement individuel, un «déracinement». Pour le dire dans les termes du philosophe Marcel Gauchet (voir texte en page B 6), les Québécois sont passés de l'«hétéronomie» -- situation où on reçoit de l'extérieur les normes qui nous gouvernent -- à l'autonomie, où on doit définir ces mêmes normes. (Évitons tout malentendu: il ne s'agit pas ici de l'autonomie de Mario Dumont.) Se pourrait-il donc qu'après quelque 40 ans de Révolution tranquille et donc d'«arrachement», de déracinement, une partie du Québec ait voulu se réenraciner?
Réenracinement, d'abord dans la valeur de la famille. Jamais, dans les campagnes électorales précédentes, ce thème n'avait été autant traité que lors de celle qui vient de prendre fin. Le chef libéral Jean Charest ne ratait jamais une occasion de rappeler que les Québécois avaient maintenant accès au «meilleur programme de congés parentaux en Amérique du Nord». Mario Dumont promettait de verser une allocation de 100 $ par semaine aux familles. Quant à André Boisclair, il affirmait que le fait de s'engager à ne pas hausser les tarifs de garderie et les droits de scolarité avait pour but d'aider les familles de la classe moyenne.
La famille, concept qui a longtemps été associé à une ère catholique, voire à la droite, à la «Grande Noirceur», s'en est trouvée comme réhabilitée. L'éloge des congés parentaux a conduit bon nombre d'élues libérales à parler en bien de la maternité (et de la paternité). Depuis les années 60 et dans les décennies qui ont suivi, les féministes, influencées par Simone de Beauvoir entre autres, avaient décrit la maternité et la famille comme une sorte d'enfermement. Or, dans cette campagne, le discours sur la famille a semblé rompre avec ces thèses. Les ministres Carole Théberge, Monique Jérôme-Forget et Michèle Courchesne ont maintes fois rappelé que le Québec a connu l'an dernier la plus forte hausse du taux de natalité depuis... 1909. Évidemment, ce n'est pas nécessairement la famille d'avant 1960 qui revient. L'idéal qu'elle sous-tend veut que le père soit présent, qu'il accomplisse une partie des tâches familiales et même qu'il profite du congé parental.
Identité
On peut ensuite voir un autre type de réenracinement dans la façon dont on a traité l'identité depuis l'éclatement du débat sur les accommodements raisonnables. En commentant cette question de manière impromptue l'automne dernier, Mario Dumont ne savait sans doute pas qu'il allait déclencher une telle tempête. Après plusieurs années d'interculturalisme et de multiculturalisme, puis de promotion à tout crin du nationalisme civique et de condamnation du nationalisme ethnique, l'identité québécoise, dans le discours public, avait peut-être perdu de sa substance. C'est la thèse du sociologue Jacques Beauchemin dans L'histoire en trop, qui estime que les nationalistes avaient développé une telle «mauvaise conscience» à propos de tout enracinement qu'ils en avaient du mal à parler d'identité sans avoir peur de se faire traiter d'ethnicistes. Ou de Jean-Marie Le Pen.
Certes, dans ce débat, on a parlé, à tort dans plusieurs cas, d'accommodements raisonnables. Il reste que Mario Dumont a semblé combler un vide en parlant d'une identité qui allait au-delà de l'aspect purement procédural des chartes auquel Jean Charest et surtout André Boisclair nous ramenaient constamment.
Les libéraux ont bien tenté de rattraper cette question de l'identité. La musique et les mots de leur jingle électoral étaient marqués de cette volonté. Après quelques mesures de guitare électrique de type Loverboy, très années 80, quelques violons ««néo trad» à La Bottine souriante faisaient irruption. Dans le refrain de la version chantée, un choeur de jeunes disait qu'il fallait «bâtir notre avenir», aller «encore plus loin», mais, ajoutait-on à la dernière strophe, «dans le respect de nos valeurs».
Se réenraciner, aussi, dans l'idée selon laquelle le Québec est une province canadienne. Héritée de l'ère de la décolonisation, l'idée selon laquelle une nation normale doit nécessairement devenir un pays normal est peut-être trompeuse. Les mots «province» et «provincial» reviennent en force dans les bulletins météo et les feuilles économiques. Les chercheurs comparent avantageusement le Québec à d'autres nations non souveraines. La Catalogne n'est-elle pas un État autonome à peu près reconnu comme nation?
Histoire
Se réenraciner, ensuite, dans l'histoire. Jeudi matin, à la radio, Mario Dumont a rompu avec un des tabous les plus fermes de l'histoire contemporaine du Québec. À la question: «Quand on vous compare à Maurice Duplessis, vous prenez ça comme une insulte ou comme un compliment?» (posée par le frère de celui qui l'avait comparé à Jean-Marie Le Pen), Mario Dumont a eu une réponse qui demandait «une dose de courage, voire de témérité», au dire de Martin Meunier, sociologue de l'Université d'Ottawa, qui s'est souvent penché sur le rapport du Québec avec la «Grande Noirceur».
Certes, Mario Dumont a souligné que c'était «une insulte sur le plan des moeurs démocratiques» puisque, depuis ses débuts, l'ADQ a «mis beaucoup d'effort, beaucoup d'énergie, sur le plan des réformes démocratiques». Insulte aussi, a-t-il poursuivi, pour ce qui est de l'éducation, autre «grande priorité de l'ADQ» qui, à l'époque, «a été négligée par l'Union nationale».
Mario Dumont a par la suite osé un «cela étant dit... ». Se référant à «beaucoup d'historiens et de politologues», il a affirmé qu'il fallait «réhabiliter un peu l'image qu'on s'est faite de l'Union nationale». Il a ensuite rejeté l'expression «Grande Noirceur»: «Dire que tout a été noir pendant cette époque, que tous les électeurs étaient des arriérés, je pense que c'est aussi une interprétation de l'histoire [...] ridicule.» Au contraire, selon lui, «l'Union nationale, sur le plan de l'économie, sur le plan du développement de la PME, sur le plan [...] des régions, l'électrification rurale et tout ça, a fait faire au Québec des progrès. Elle [l'Union nationale] a mis en place une première génération d'entrepreneurs» sans laquelle la Révolution tranquille «aurait été impossible». Chose certaine, a conclu le nouveau chef de l'opposition officielle, «je n'accepte pas qu'on prenne des périodes de notre histoire, qu'on les arrache et qu'on les jette aux poubelles».
Après quelques décennies pendant lesquelles ceux qui ont fait la Révolution tranquille l'ont célébrée et en ont écrit l'histoire, celle-ci s'apparentant à une chanson de geste, certains enfants de cette même révolution remettent en question ce grand récit. Et aujourd'hui, ils prennent du galon, s'apprêtent à prendre le pouvoir. Et ils ont vécu la Révolution tranquille non pas toujours comme une grande libération mais dans ses apories. André Boisclair souligne sans complexe que «l'expérience pédagogique» de la méthode du sablier lui a nui et que ce sont les méthodes classiques qui lui ont permis de maîtriser son français.
Les mythes se déplacent. De 1960, Jean Lesage et son équipe du tonnerre, le mythe devient 1976, René Lévesque et son équipe inexpérimentée mais compétente. Le fait que cette année mythique ait très souvent été convoquée dans les discours non seulement d'André Boisclair mais aussi de Mario Dumont pendant cette campagne s'explique peut-être par le fait que ceux-ci ne l'ont pas vraiment vécue. Le premier avait dix ans, l'autre six.
Qu'un homme politique comme Mario Dumont se montre nuancé au sujet de Maurice Duplessis dans une entrevue à la radio est un signe des temps. L'historien Éric Bédard, de la Télé-Université à l'UQAM, souligne que cela révèle une sensibilité nouvelle propre à cette génération qui n'a pas «de comptes à régler avec ce passé». Ainsi, il est plus facile pour elle de voir que «le Québec ne commence pas en 1960».
«Cette volonté de renouer avec un passé qu'on nous a presque appris à renier me semble très répandue chez les gens de notre génération. Il suffit d'écouter les paroles des chansons du groupe Mes Aïeux pour s'en rendre compte», commente M. Bédard.
Cette volonté de réenracinement et les autres citées précédemment n'expliquent évidemment pas entièrement le résultat de lundi. Aussi, Mario Dumont magnifie sans doute son rôle et son parti quand il présente le courant incarné par l'ADQ comme «la conséquence logique de la pleine maturation de la Révolution tranquille». Mais il ne serait pas surprenant qu'un tel état d'esprit diffus ait joué dans le résultat de lundi.
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