Je parie que vous ne le saviez pas. Nous sommes aujourd’hui le décadi 20 brumaire de l’an 226. C’est ainsi que de doux rêveurs d’une époque troublée avaient entrepris de renommer les jours et les mois. Les semaines avaient dix jours et les mois aux sonorités poétiques évoquaient les brumes (brumaire) ou la germination (germinal). Les révolutionnaires de 1793 n’étaient pas que des écologistes avant la lettre. Au nom de l’égalité, ils avaient aussi supprimé le vouvoiement. Même le roi, qui avait encore sa tête, devait être appelé citoyen.
Les utopistes qui accusent la langue de tous les maux ne datent pas d’hier. On les retrouve tout au long de l’histoire. En 1887, naquit dans la tête d’un ophtalmologiste polonais, Ludwik Zamenhof, l’idée d’une langue internationale à la grammaire simplifiée et au vocabulaire inspiré des langues européennes. L’espéranto devait évidemment pacifier le monde et instaurer l’harmonie universelle. On connaît la suite.
Ainsi en va-t-il des utopies linguistiques. La dernière en date se nomme l’« écriture inclusive ». En France, un manuel d’histoire a récemment adopté ce code. Il s’agirait, par d’étonnantes contorsions grammaticales et typographiques, de « déconstruire les inégalités hommes femmes », expliquait Raphaël Haddad, auteur du premier guide d’« écriture inclusive ».
Ces nouveaux utopistes n’entendent pas se contenter de féminiser les noms de fonctions, de titres et de métiers. Une féminisation largement en cours, même si on aimerait, avec ce grand défenseur de la féminisation que fut le regretté Claude Dunneton, qu’elle ne se contente pas d’ajouter mécaniquement un honteux e muet à tous les mots. Ainsi pourrait-on ressusciter la « poétesse » au lieu de la triste « poète ».
Qu’un homme politique s’adresse aux Québécoises et aux Québécois, rien de plus naturel. Même de Gaulle commençait ses discours par « Françaises, Français ». Là n’est pas le problème. La tête de Turc de nos stakhanovistes du point médian est la règle selon laquelle, disent-ils, « le masculin l’emporterait sur le féminin ». Une règle qu’on ne trouve nulle part, du moins formulée ainsi. Tout le « mal » vient en effet du fait que, le français n’ayant pas de neutre, il a bien fallu trouver une façon de l’incarner. L’histoire, que personne ne réécrira, a donc fait en sorte qu’en français, c’est le masculin générique qui joue ce rôle. Il n’y a pas là le moindre complot.
En français, il n’y a pas d’équivalence entre le genre grammatical et le sexe. Pour le dire autrement, une femme peut être un prophète, un homme une personne, le roi une altesse et la reine un assassin. Au lieu de s’en désoler, on devrait se réjouir de ce jeu délicat et éminemment contemporain entre les genres.
Mais les jusqu’au-boutistes qui débaptisent le nom des rues ne supportent pas de vivre avec l’histoire. C’est pourquoi, à grands coups d'« électeur·trice·s » et de « ils·elles », ils n’avaient rien de plus urgent à faire que d’inventer une nouvelle grammaire impossible à enseigner et même à prononcer.
« Tout ce qui est exagéré est insignifiant », disait Talleyrand, et il ne fait pas de doute que l’usage, qui demeure la règle ultime de la langue, se chargera de renvoyer cette chimère au musée. Mais, au passage, elle aura servi de déversoir à une certaine détestation de la langue française. Car c’est bien ce que l’on sent dans ces jugements à l’emporte-pièce qui, sous l’influence d’une anglomanie évidente, veulent peindre le français en langue machiste par excellence.
Or, l’histoire est loin de confirmer ce jugement péremptoire. Que l’on songe à l’époque des « précieuses », où les femmes jouèrent un rôle essentiel afin de civiliser la langue mal dégrossie de la cour. Ou encore aux salons littéraires tenus par des femmes. Plusieurs simplifications proposées par ces lettrées seront d’ailleurs reprises dans les réformes linguistiques qui suivront. L’écrivain Alain Borer (De quel amour blessée,Gallimard) voit même dans l’élégance du e muet une touche féminine qu’on ne retrouve dans aucune autre langue.
Au Québec, on sait que ce sont les femmes qui ont principalement transmis la langue. Comment n’auraient-elles pas marqué le français de leur empreinte ? On notera en passant dans cet insolite débat l’absence des écrivains, eux qui, contrairement aux linguistes, sont les véritables porteurs de notre héritage linguistique et ses plus fins praticiens. Qui peut en effet imaginer les oeuvres de Marie-Claire Blais et d’Anne Hébert mutilées par ce sabir inclusif ?
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