«Je fonce pour le pays !»

Le plan méthodique des indépendantistes porte ses fruits

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Tous les espoirs sont permis

Par un beau samedi après-midi d’automne, une dame attend les clients à la sortie d’un supermarché, rue Portobello, au nord d’Édimbourg. Une pile de dépliants du Oui à la main. «Votez pour l’avenir de vos enfants ! Une occasion comme celle-là n’arrive qu’une fois dans la vie !»

Isabelle Lennie a 75 ans, cinq enfants et six petits-enfants. Elle ne s’était jamais intéressée à la politique. Mais au début de la campagne référendaire sur l’indépendance, il y a deux ans, elle a senti l’appel du pays. «Je suis psychologue. Je peux vous dire que l’Écosse a besoin de se prendre en main, de gérer ses propres affaires. C’est une question de justice sociale. Un enfant sur cinq ne mange pas à sa faim ici. J’ai 75 ans et je fonce pour le pays avec toute mon énergie !»

Dans le quartier voisin, près de la Vieille ville, une vitrine attire l’attention des passants. On trouve des tasses, des t-shirts, des affiches montrant des slogans du Oui. À l’intérieur, ça jase de politique. Terence Chan, immigrant d’origine chinoise, a ouvert cette «galerie d’art» improvisée le 18 juillet, deux mois jour pour jour avant le référendum. Il dit avoir vendu plus de 150 t-shirts en trois jours. Il remet les profits à la campagne du Oui, même s’il n’est pas un fan d’Alex Salmond, le premier ministre souverainiste.

«Bien sûr que je veux l’indépendance. Le gouvernement central ne connaît rien à l’Écosse. Et j’en ai marre des politiques d’austérité imposées par Westminster. Je veux une société juste», dit ce photographe d’une cinquantaine d’années. Les clients approuvent d’un signe de tête.

C’est comme ça dans tous les quartiers. En arrivant en Écosse, ça saute aux yeux : des citoyens engagés comme Isabelle Lennie et Terence Chan, il y en a des milliers. Jeunes et vieux. De gauche et de droite. La campagne référendaire a réveillé l’esprit civique, forcé les gens à prendre position et amené le projet de «pays» dans les soupers de famille. Ici, tout le monde ne parle que de ça.

Le premier ministre écossais, Alex Salmond, a accompli ce que les indépendantistes «purs et durs» du Québec prônent depuis toujours : pour faire l’indépendance, il faut en parler. Tout le temps. Même si c’est impopulaire. Et mettre de l’avant une feuille de route crédible vers le «pays».

En tout cas, pour le leader indépendantiste écossais, ça fonctionne. À trois jours du référendum, la moitié des Écossais se disent prêts à cocher Oui. Au lancement de la campagne, il y a deux ans, le Non ralliait pourtant une majorité sans équivoque de 63% des électeurs.

Le grand réveil

«Oui, parler aux gens d’indépendance, ça fonctionne. Absolument. Si tu parles aux gens, tu verras qu’ils sont intéressés. Si les indépendantistes eux-mêmes n’en parlent pas, qui le fera ?», dit Michael Fry, historien et auteur, attablé dans un café du centre-ville d’Édimbourg.

«Le Oui a mené une campagne impressionnante, ajoute-t-il. La population a embarqué. Ici comme dans la plupart des pays occidentaux, les campagnes électorales ne sont plus ce qu’elles étaient. Elles sont planifiées pour la télévision. Mais on a assisté à une renaissance de la politique grassroots, d’une politique qui implique le peuple. Les assemblées publiques sont bondées. Les gens sont très intéressés par la campagne, surtout la campagne du Oui.»

Michael Fry sait de quoi il parle : il a lui-même succombé à la fièvre indépendantiste. Ancien conservateur qui a été candidat pour Margaret Thatcher, il a fait un virage spectaculaire et est devenu souverainiste en 2007, à quelques jours de l’élection du premier gouvernement minoritaire d’Alex Salmond au Parlement écossais.

À l’époque, Fry préparait un livre sur le 300e anniversaire de l’union entre l’Écosse et l’Angleterre. La question nationale revenait à l’avant-plan avec la montée du Scottish National Party (SNP) de Salmond. En dressant le bilan des trois siècles d’association avec le Royaume-Uni, l’historien a conclu que l’union est devenue une nuisance pour l’Écosse. «Les politiques économiques du Royaume-Uni répondent aux besoins du Sud-Est de l’Angleterre. Tout est contrôlé par la ville de Londres. L’Écosse est perçue à Londres comme une province reculée qui a besoin d’aide de l’État», dit M. Fry.

Les dévolutions de pouvoir par Londres au fil des ans, et la promesse d’une «super dévolution» en cas de Non, ne répondent aucunement aux besoins de l’Écosse, selon lui. Pour Michael Fry, l’indépendance est un moyen — de développer le pays, de se donner des politiques sur mesure — et non une fin en soi.

C’est le grand succès de la campagne du Oui, selon lui : présenter l’indépendance comme la meilleure façon d’améliorer la vie des Écossais. C’est du concret. Il y a un projet de société derrière l’indépendance : fonder une nation axée sur le partage de la richesse, plus démocratique, à l’image des pays scandinaves, de petits États, comme l’Écosse (5,3 millions d’habitants), qui ont su créer de la richesse et la partager. Le modèle rêvé est celui de la Norvège, assise sur d’importantes réserves de pétrole, comme l’Écosse.

Une longue marche

Cette campagne référendaire a commencé il y a au moins sept ans, lors du scrutin qui a porté au pouvoir le premier gouvernement souverainiste à Édimbourg. La plateforme du SNP était clairement indépendantiste. Même élu minoritaire avec 33% des voix, Alex Salmond a engagé dès 2007 ce qu’il a appelé une «conversation nationale» pour débattre des enjeux liés à l’indépendance. Une façon de garder le débat national à l’avant-plan. Et ce n’était sûrement pas par opportunisme politique, parce que l’appui à l’indépendance variait à l’époque entre 24% et 30%, selon les sondages.

Sans devenir souverainiste convaincue, la population a aimé le «bon gouvernement» minoritaire de Salmond : le SNP a réussi l’exploit en 2011 de remporter la majorité des sièges avec 45% des voix dans un système électoral proportionnel.

Comme promis, le premier ministre a tout de suite enclenché la marche vers le référendum, en négociant de larges pans du processus avec Londres — contrairement à Québec et Ottawa, qui n’ont pas collaboré en 1980 et en 1995. Londres et Édimbourg se sont entendus sur le seuil de 50% plus un permettant de décréter un gagnant ; ils ont aussi confié à un organisme indépendant, la Commission électorale écossaise, le soin de rédiger une question claire — «L’Écosse devrait-elle être un pays indépendant ?» — reconnue par les deux côtés.

Le gouvernement n’a rien négligé. Tout a été planifié, expliqué. Tellement bien que les dirigeants du Oui admettent en privé avoir perdu le contrôle du message. Le message, c’est la société civile qui le livre, surtout sur les réseaux sociaux.

Autre signe du caractère rassembleur du Oui, des militants de droite comme Michael Fry embarquent dans le train de l’indépendance. Conservateur dans un mouvement politique de centre-gauche, il n’a aucun problème à appuyer Salmon dans sa quête du pays. Leurs chemins se sépareront le jour où l’Écosse deviendra indépendante.

En attendant, les souverainistes de gauche comme de droite s’attendent à sortir gagnants même si le Non l’emporte jeudi. Ils auront ébranlé le statu quo. Londres n’aura pas le choix d’écouter l’Écosse et d’offrir de nouveaux pouvoirs. On n’ose pas leur rappeler que c’est tout le contraire qui est arrivé au Québec en 1980 et 1995.


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