Nous vous présentons ici deux extraits de l'introduction de la nouvelle édition de Deux innocents en Chine rouge, livre que Jacques Hébert et Pierre Elliott Trudeau ont publié en 1961. Cette réédition sera lancée la semaine prochaine par Les Éditions de l'Homme.
La Chine est aujourd'hui très différente de ce qu'elle était en 1960. Quand l'avion de Pierre Trudeau et de Jacques Hébert s'est posé sur la piste de Beijing, les deux hommes sont entrés dans l'un des pays les plus isolés de la planète. Un pays terrifiant. Pauvre. Mystérieux.
Mais les leçons sur l'art de voyager offertes dans Deux innocents en Chine rouge sont toujours actuelles. La Chine moderne n'est pas facile à comprendre. Comme des millions de personnes chaque année, on aura beau sillonner ce pays de long en large en s'imprégnant de ses beautés, parcourir la Grande Muraille, s'extasier devant la Cité interdite, descendre le Yangzi jiang, on aura toujours du mal à en percer les secrets.
C'est un pays désespérément opaque, l'un des plus autocentrés qui soit. Il fonce comme un bolide, sans jamais se justifier. Il ne s'arrête pas pour les Chinois, encore moins pour les étrangers. Ce pays est renversant.
Tous les pays étrangers sont des casse-tête qui ramènent le nouveau venu à une candeur, à une impuissance enfantines et l'obligent à réapprendre le b.a.-ba de la communication et du geste. Dans de nombreuses régions du monde, cette coupure est relativement anodine; en Chine, elle est extrême. L'immensité du territoire, l'agitation effrénée, l'écart considérable entre les coutumes chinoises et celles de l'Occident rendent ce casse-tête encore plus difficile à résoudre et ses indices encore plus difficiles à saisir.
En 1960 ou aujourd'hui, l'étranger qui part de zéro se retrouve face à trois écrans dont le premier et le plus évident est la barrière des langues. Rares sont les Chinois qui parlent une quelconque langue indo-européenne et, dès qu'on sort de Beijing ou de Shanghai, l'anglais écrit est rare. Qui plus est, le mandarin - la langue officielle - n'est pas facile à comprendre, son débit est rapide et il comporte de nombreux dialectes et accents.
Un interprète est un filtre; en transmettant le sens, il revoit celui-ci et l'apprête. Il devient ainsi trop aisément un médiateur encombrant. La communication et la compréhension trouvent leur véritable assise dans le contact direct, dans la confiance qui s'établit entre le voyageur et son hôte. Mais les émotions, l'humour et la colère sont souvent évacués d'une conversation traduite. En passant de telles émotions au crible déshumanisant de la traduction, on ramène toute conversation à un banal échange de renseignements.
Régime totalitaire
Le deuxième écran auquel le voyageur se heurte en Chine est son régime totalitaire. Le pays s'est beaucoup transformé depuis 1960, mais le Parti communiste, au pouvoir depuis 1949, est encore en place, solidement étayé par la censure et le contrôle de l'information. Le parti masque délibérément aux regards étrangers de nombreux aspects de la Chine actuelle.
Depuis leur arrivée jusqu'à leur départ, la Chine offre à ses visiteurs une image censurée du pays. De même que les deux innocents n'ont eu accès qu'à des aspects spécifiques et limités de la Chine rouge - les plus irréprochables -, les visiteurs d'aujourd'hui n'ont droit qu'à une image incomplète de la Chine moderne. La plupart du temps, ils sont libres d'aller et venir à leur guise. Mais la liberté, toutes les libertés - liberté de l'information, liberté de mouvement, liberté d'échange - sont presque imperceptiblement restreintes.
Le visiteur ordinaire ne remarque sans doute pas ces restrictions tant qu'il ne s'aventure pas au-delà des endroits d'intérêt touristique reconnus, mais il lui suffit de sortir des sentiers battus pour qu'on le rappelle poliment à l'ordre. Cette admonestation émane d'une autorité officielle: en tout lieu fréquenté par des étrangers, un quelconque gardien ou préposé s'assure que personne ne va où il lui est interdit d'aller, et lui signale gentiment mais fermement qu'il doit retourner dans la zone désignée. Les barrières sont aussi informelles. Puisque les simples citoyens pourraient être tenus responsables des initiatives inopportunes des étrangers, ils sont toujours à l'affût des comportements inconvenants et n'hésitent pas à «aider» la brebis égarée à rentrer au bercail. (...)
UN MUR OPAQUE
Seuls les Chinois connaissent vraiment les Chinois
(...) Le dernier écran qui se dresse entre la Chine et celui qui l'observe est de tous le plus subtil : presque tous les Chinois tiennent pour acquis que la plupart des étrangers ne comprennent pas à fond les réalités de la Chine quand on les leur met sous les yeux. Ils croient que les gens de l'extérieur ne possèdent tout simplement pas les aptitudes qui leur permettraient de saisir intégralement le caractère chinois. Sans doute ont-ils raison. Tant de choses sont voilées dans ce pays, la communication y est si souvent indirecte et métaphorique, la vérité si souvent évasive et circonstancielle.
Pour les Chinois eux-mêmes, la maîtrise du sens nécessite une très longue expérience : c'est l'affaire de toute une vie. Quiconque ne parle pas la langue ou n'a pas traversé plusieurs régimes politiques, quiconque n'a pas dû assumer les responsabilités cachées du fils ou de la fille, de l'élève ou du citoyen ne peut comprendre ce que signifie être chinois. Seuls les Chinois connaissent vraiment les Chinois.
On pourrait certes faire valoir que c'est le cas de tous les peuples et de toutes les cultures, que la réalité profonde d'une société échappera toujours aux étrangers. Mais les Chinois sont fermement convaincus que leur civilisation est la plus ancienne et la plus raffinée qui soit, que l'homme chinois et la femme chinoise ont assimilé un système de valeurs absolument unique que nul ne saurait jamais pénétrer. Rares sont les sociétés, rares sont les peuples qui s'agrippent à une telle certitude au point de transformer radicalement leur façon de communiquer. La plupart se contentent de dire ce qu'ils ont à dire, et comprenne qui pourra. Mais pour les Chinois, expliquer certaines de leurs particularités aux étrangers serait à la fois stupide et inconvenant.
Concrètement, cela signifie que les Chinois diront rarement à des étrangers ce qu'ils pensent vraiment de certaines questions complexes et délicates. Dans bien des cas, il leur est difficile de formuler correctement leur opinion et de
traduire leurs sentiments les plus profonds à des étrangers. Pour éviter d'avoir à discuter de questions pointues, ils se rabattent parfois sur un raisonnement étonnant et un peu court.
Ce dernier écran est immensément frustrant pour le voyageur curieux et plein d'audace. Si l'innocence délibérée est agréable à vivre, subie, elle devient affligeante. «Comment ose-t-on me refuser le bénéfice du doute?» se demande l'étranger, furieux.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle Hébert et Trudeau ont d'entrée de jeu affirmé être des innocents face à la Chine et assumé pleinement cette candeur.
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Alexandre Trudeau
Fils de Pierre Elliott Trudeau, l'auteur est cinéaste et reporter.
Insondable Chine
Par Alexandre Trudeau
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