Gilles Richard est professeur à l'université de Rennes 2. Il a récemment publié "Histoire des droites en France. De 1815 à nos jours" (Perrin, 2017). Son recul d'historien lui permet d'analyser la recomposition actuelle à droite en l'inscrivant dans le temps long. Entretien.
"Il y a deux droites", a déclaré Valérie Pécresse samedi devant le conseil national des Républicains. "Il n'y a qu'une seule droite", lui a répondu Wauquiez. Que répond l'historien ?
Cette question permet de distinguer deux niveaux d'analyse. Quand Valérie Pécresse affirme qu'il y a deux droites, elle parle de deux familles politiques que les historiens et les politistes définissent par une culture politique : un certain nombre de croyances, de références, d'aspirations, de rêves…
De son côté, quand Laurent Wauquiez prétend qu'il n'y a qu'une seule droite, il pense au parti politique, bien évidement au sien. Il voudrait que Les Républicains soit le parti de droite.
Mais un parti mobilise-t-il une seule famille politique ?
Un parti politique, c'est une organisation créée par un petit nombre d'individus appartenant à telle ou telle famille politique ; ces individus visent la conquête du pouvoir par la mobilisation de leur famille politique dans le cadre des élections.
Chaque parti mobilise d'abord sa famille politique. Mais il essaie aussi de mordre sur les autres afin de devenir un parti dominant, car aucune famille politique n'atteint la majorité absolue à elle seule.
Revenons à la droite. Combien de familles politiques distinguez-vous, et lesquelles ?
Actuellement, il y en a deux principales. Les libéraux, que j'appelle les néo-libéraux, et les nationalistes, ceux que les journalistes et les responsables politiques non nationalistes appellent l'extrême droite.
Les néolibéraux, ce sont ceux qui adhérent totalement aux principes du capitalisme. Un capitalisme engagé depuis plusieurs décennies dans une nouvelle phase, la "mondialisation", qui s'accompagne de la financiarisation de l'économie et de la révolution numérique. Les néolibéraux voient dans les principes du capitalisme le meilleur cadre possible pour l'épanouissement de l'humanité. Ils s'enthousiasment à l'idée qu'un jour toute l'humanité, grâce au capitalisme mondialisé, pourrait vivre dans le cadre de la société de consommation.
Les nationalistes sont au contraire attentifs aux spécificités socio-culturelles de chaque peuple, constituées dans la longue durée autour d'une langue et de traditions. Ce qui fait que l'entente est bien sûr impossible entre ces deux familles politiques.
On a pourtant vu des hommes politiques tenir des discours ambivalents pour parler à ces deux familles, Nicolas Sarkozy par exemple.
Absolument. Mais ce sont bien ces deux familles politiques qui se sont affrontées au second tour de l'élection présidentielle de 2017, les néolibéraux et les nationalistes.
C'est donc Emmanuel Macron qui incarne aujourd'hui la droite libérale ?
Il faut bien comprendre que l'élection présidentielle de 2017 va rester dans l'histoire politique française comme un événement important, un moment de rupture forte. On peut comparer cette élection à la rupture de 1974, quand se substitue aux gaullistes et aux communistes, qui formaient le grand couple politique des 30 glorieuses, le couple néolibéraux / socialistes.
En 2017, Emmanuel Macron réalise le projet qui était celui d'Alain Juppé au moment de la fondation de l'UMP en 2002, c'est-à-dire constituer un parti qui regroupe les néolibéraux issus des partis de droite – RPR et UDF fusionnés dans l'UMP - ainsi que les néolibéraux du PS.
Pour Matignon, Emmanuel Macron a choisi le bras droit d'Alain Juppé, Edouard Philippe (François Mori/AP/SIPA)
Emmanuel Macron tire en effet les conclusions de l'évolution du Parti socialiste au cours des 30 dernières années. Car depuis 1984 et le passage de Mauroy à Fabius, le PS s'est peu à peu rallié, sur le plan de la politique économique et sociale, au néolibéralisme. Il n'y a plus de différence fondamentale entre les deux, et le quinquennat de François Hollande, avec Manuel Valls Premier ministre, l'a montré jusqu'à la caricature.
Si les deux familles de la droite sont incarnées respectivement par Emmanuel Macron et Marine Le Pen, quelle peut être la place des Républicains ?
Les Républicains de Laurent Wauquiez sont dans une situation très difficile, parce que ce parti compte des adhérents et des électeurs appartenant aux deux familles. C'est là le résultat des choix opérés par Nicolas Sarkozy après son élection à la tête de l'UMP en 2005 [l'UMP est devenue Les Républicains en 2015, NDLR]. Il a voulu construire son parti sur la base des néolibéraux – c'est sa famille – mais en attirant aussi les électeurs nationalistes par toute une série de discours identitaires et de dispositions législatives.
Laurent Wauquiez est donc coincé ?
Le paysage politique est en très forte recomposition, mais l'élection présidentielle ne suffit pas à elle seule à tout changer. L'avenir des Républicains dépend de deux enjeux essentiels :
- La structuration de la République en Marche en grand parti politique des néolibéaux, à l'image par exemple de la CDU allemande. Pour fabriquer un parti politique, il faut des organisateurs, des hommes qui acceptent d'y consacrer leur vie en restant dans l'ombre, à la manière d'un Michel Poniatowski pour l'UDF de Valéry Giscard d'Estaing, ou d'un Roger Duchet pour le CNIP d'Antoine Pinay. Organiser un parti, Emmanuel Macron ne sait pas faire, et je doute que Christophe Castaner soit le bon profil.
- La transformation du Front national en parti de gouvernement, ce qu'il n'a pas réussi à paraître au cours de la dernière élection présidentielle - mais je rappelle à l'attention de ceux qui prédisent le déclin du FN que cela ne l'a pas empêché d'attirer un tiers des voix au second tour ! C'est probablement là que LR a une carte à jouer. J'ai le sentiment que Laurent Wauquiez veut séduire l'électorat du Front national déçu par Marine Le Pen en faisant des Républicains le parti de gouvernement des nationalistes. Son parti est doté d'une expérience de gouvernement, d'une organisation, il compte encore beaucoup d'élus, il peut donc attirer les nationalistes eurosceptiques et conservateurs.
Si c'est vraiment là son projet, on en revient au constat de Valérie Pécresse : il y a deux droites et Laurent Wauquiez perdra les néolibéraux, qui malgré leurs hésitations, finiront par se rallier définitivement à La République en Marche.
Gilles Richard : "Le parti Les Républicains ne sert plus à rien"
Les élections européennes risquent de mettre rapidement en lumière les désaccords au sein des Républicains…
On rejouera en effet le match du second tour de l'élection présidentielle entre les nationalistes et les "mondialistes", comme les appelle le Front national.
C'est d'ailleurs pour cela qu'Emmanuel Macron veut revenir à un scrutin de listes nationales. Il a tout intérêt à nationaliser le débat. On peut imaginer une liste unique de macronistes avec des candidats LREM, des Modem, des constructifs, des UDI, ce qui serait le prélude à une fusion… à condition de faire un bon score !
Vous récusez-donc la classification de René Rémond en trois droites – traditionalistes, libéraux, gaullistes ?
J'ai le plus grand respect pour René Rémond, qui a été mon directeur de recherche et qui a fait faire de formidables progrès à l'histoire politique. Mais je ne peux pas le suivre lorsqu'il affirme qu'il y aurait trois droites qui seraient nées au début du XIXe siècle et que l'on retrouverait presqu'à l'identique deux siècles plus tard. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'on ne peut pas faire d'histoire politique sans le contexte social. Les temps changent, et donc les droites évoluent forcément.
Il n'y a pas eu seulement trois droites, il y en a eu bien davantage. Quel rapport entre les légitimistes et les orléanistes ? Entre les nationalistes et les agrariens ? Et les démocrates-chrétiens qui apparaissent à la fin du XIXe siècle ? Quant aux fascistes, ce ne sont pas des bonapartistes.
Mon livre montre qu'à partir du moment où la République triomphe avec Jules Ferry et Léon Gambetta, les familles de droite qui n'étaient pas républicaines doivent composer. Et les républicains eux-mêmes, une fois au pouvoir, se divisent.
Reste-t-il des résidus de ces familles plus anciennes ?
Oui, bien sûr. Il y a encore des traces de démocratie chrétienne, elle s'affaiblit au fur et à mesure que le catholicisme militant s'effiloche et vieillit. Il y a toujours des agrariens, des individus qui voient la ville comme la négation des conditions du bonheur des êtres humains, mais ils sont moins nombreux et se sont en partie reconvertis dans l'écologie.
Où placez-vous les actuels partis du centre, de la droite et de l'extrême droite ?
Pour moi, le centre n'existe pas, ni l'extrême droite. Il y a des familles politiques qui, en fonction des questions prioritaires qui se posent à la société, se rangent tantôt à gauche, tantôt à droite.
Le Modem est complètement satellisé par la République en Marche ; François Bayrou n'a plus grand-chose d'un démocrate-chrétien. Quant à l'UDI ou au Parti radical, ils sont sur la même ligne idéologique. Ce sont des survivances du passé, des restes de l'ancien système partisan. Ces néolibéraux devraient s'unir, mais ils ont des boutiques à défendre, des places à conserver. Ils attendent de voir la construction de LREM.
Les partis se classent à gauche ou à droite selon la question prioritaire du moment, dites-vous. Quelle est-elle ?
Ce n'est plus la question sociale qui départage la gauche et la droite comme cela a été le cas pendant longtemps - est-ce que la République doit être libérale ou sociale, comme disait Jaurès ? Avec l'effondrement du Parti communiste et plus largement du mouvement ouvrier, il n'y a plus de force politique capable de faire de la question sociale l'enjeu premier.
C'est désormais la question nationale qui a pris le dessus. Est-ce que la France demeurera une nation souveraine, ou bien est-ce qu'à terme, elle se fondra dans une entité plus grande, intégrée, l'Union européenne ? Le clivage principal est devenu celui-ci, et c'est pour cela que les gauches ont du mal à se situer et à exister.
Jusqu'à l'émergence, peut-être, d'un nouveau clivage ?
Il y a deux urgences qu'il faudra prendre en compte à l'avenir. D'une part le creusement immense des inégalités à l'échelle de la planète en raison du néolibéralisme triomphant – c'est cela qui provoque les vaques migratoires. Et d'autre part la catastrophe écologique provoquée par la société de consommation – si l'humanité entière consomme comme nous, la planète ne le supportera pas. Or, ni les néolibéraux, ni les nationalistes, n'apportent de réponses à ces questions.
Propos recueillis par Baptiste Legrand