QAnon en route pour Washington ? Au moins quatorze personnes ayant embrassé (ou déjà donné du crédit) à cette théorie complotiste d’extrême droite seront candidats en novembre prochain aux Etats-Unis : ils se présentent à des postes d’élus à la Chambre des représentants ou au Sénat, selon un décompte effectué par le site américain Media Matters for America.
Une preuve que la théorie QAnon parvient, peu à peu, à se faire une place dans le monde politique américain, même si elle reste encore peu connue du grand public – 76 % des Américains interrogés disaient n’en avoir jamais entendu parler en mars dernier.
QAnon, c’est « le “Pizzagate” sous stéroïdes », résume Alex Kaplan, chercheur à Media Matters for America – en référence à une autre théorie de complot de 2016 selon laquelle une pizzeria fréquentée par des pontes du parti démocrate aurait été un repaire de pédophiles.
En octobre 2017, un certain « Q Clearance Patriot » apparaît sur 4chan – un forum américain connu pour sa virulence, où n’importe qui peut poster n’importe quoi, ou presque, sous pseudo. Il se présente comme une taupe infiltrée ayant accès à des documents classifiés, selon lesquels Donald Trump travaillerait secrètement à débarrasser le monde d’un réseau criminel mené par des milliardaires et figures démocrates célèbres. Ces derniers contrôleraient un « état profond » (une administration parallèle) aux Etats-Unis, et cacheraient également un vaste réseau pédocriminel.
La théorie complotiste, qui anime dès le départ de nombreuses discussions sur 4chan, a depuis essaimé dans certains milieux antisystème. Un rapport publié en juillet par l’entreprise américaine NewsGuard, travaillant sur la désinformation en ligne, montre que les idées de QAnon ont aussi trouvé un certain public en Europe ces derniers mois.
« QAnon est une théorie “d’omnicomplot”. Elle ne se limite plus à quelques messages postés sur un [forum], mais est devenue un mouvement plus large, qui promeut différentes idées liées entre elles », explique Renée DiResta, spécialiste des questions de désinformation, à la MIT Technology Review.
« C’est une théorie complotiste qui n’est basée sur rien, qui est complètement fausse, et qui a été liée à plusieurs actes de violence », résume pour Le Monde le chercheur Alex Kaplan. En 2019, le FBI a qualifié QAnon de potentielle menace terroriste. Certains de ses partisans ont « été impliqués dans des altercations avec la police, des tentatives d’enlèvement, du harcèlement et un meurtre », note la chaîne américaine NBC.
Mais cela n’a pas empêché à certains promoteurs de ces théories de se frayer une place dans les campagnes électorales américaines pour les échéances de novembre 2020. Au point qu’Alex Kaplan s’est mis à recenser de tels candidats au Congrès américain (la Chambre des représentants et le Sénat) : « Les gens devraient savoir si les personnes qui se présentent sont des soutiens à QAnon », explique-t-il au Monde.
Depuis le début de ses investigations, il a répertorié 68 candidats qui ont au moins une fois partagé des éléments liés à la théorie QAnon sur leurs réseaux sociaux (Twitter et Facebook principalement). Parmi eux, 14 ont déjà validé leur billet pour être candidat aux élections de novembre ; Alex Kaplan rapporte en avoir repéré 19 autres qui peuvent encore les rejoindre.
QAnon étant une théorie complotiste pro-Trump, la grande majorité de ces candidats se présentent sous l’étiquette républicaine. Selon CNN, il s’agit d’une conséquence « d’une approche trumpienne de la politique : plus populiste, plus prête à aborder des théories complotistes ».
Ceci alors que la campagne pour la réélection de Donald Trump a déjà flirté avec QAnon, en reprenant certains symboles des supporters de cette théorie, devenue mouvement. Pour Alex Kaplan, « Donald Trump aime amplifier des choses dont il sent qu’elles peuvent l’aider ou s’insérer dans un discours pro-Trump. Que ce soit du contenu QAnon ou autre chose, c’est du pareil au même », nuance-t-il.
Les candidats identifiés par Alex Kaplan sont généralement des nouveaux venus sur la scène politique : parmi les quatorze déjà qualifiés, seules Jo Rae Perkins et Erin Cruz ont déjà été candidates, sans être élues.
Tous n’accordent pas le même crédit à cette théorie complotiste. Si certains n’ont pas hésité à relayer des contenus liés à QAnon par le passé, ils font aujourd’hui marche arrière, alors que leurs Tweet et messages publiés sur les réseaux sociaux sont scrutés par leurs opposants et certains médias, note Alex Kaplan.
« Il y a un éventail, allant de ceux qui y croient dur comme fer, comme Jo Rae Perkins, candidate au Sénat dans l’Oregon, à d’autres qui y ont vu une base d’électeurs ou voulaient un peu d’attention, comme Sammy Gindi, battu lors de la primaire républicaine dans le New Jersey », résume le chercheur américain.
Malgré son apparition dans des émissions présentées par des partisans de QAnon et même si elle a dit par le passé être « très au courant » de cette théorie et la trouver « motivante et encourageante », Lauren Boebert, candidate républicaine dans le Colorado, assure désormais « ne pas suivre QAnon » et semble essayer de s’éloigner du mouvement – évoquant même des « fake news » sur Twitter.
Marjorie Taylor Greene, bien placée pour remporter le deuxième tour de la primaire républicaine dans son district en Géorgie, a largement promu QAnon : en novembre 2017, elle parlait d’« une opportunité unique d’anéantir cette cabale mondiale de pédophiles qui vénèrent Satan ». Mais elle a pris ses distances depuis le début de sa campagne : des Tweet, posts Facebook et vidéos sur YouTube ont été supprimés.
« Une fois qu’elle s’est mise à la politique, QAnon a disparu. Ma théorie, c’est qu’elle a engagé un consultant en stratégie politique, qui lui a dit d’abandonner tout ça et c’est ce qu’elle a fait », explique Julian Feeld, l’un des trois animateurs de « QAnon Anonymous » – un podcast qui analyse la théorie conspirationniste – dans un épisode consacré aux candidats QAnon.
Car cette affaire est un vrai casse-tête pour les Républicains, résumait le New York Times le 14 juillet dernier. D’un côté, le risque politique de promouvoir de telles théories du complot est de s’aliéner les électeurs traditionnels, « qui ont généralement à cœur de baisser les impôts, pas de chasser des satanistes imaginaires du gouvernement ». De l’autre, le parti « ne peut pas se permettre de se mettre à dos des électeurs qui partagent ces idées complotistes s’il veut espérer conserver la majorité au Sénat et la reprendre à la Chambre des représentants », explique le quotidien américain.
Les chances de voir les candidats en question élus restent cependant encore limitées. La plupart d’entre eux se présentent dans des districts congressionnels historiquement démocrates, et dans lesquels il leur sera très difficile de s’imposer.
Au total, seuls deux districts congressionnels peuvent être envisageables pour de tels candidats : le troisième du Colorado, où se présente Lauren Boebert, et le quatorzième de Géorgie, où Marjorie Taylor Greene doit encore valider sa place pour le deuxième tour de la primaire (elle était arrivée largement en tête à l’issue du premier tour, mais n’avait pas atteint les 50 % des voix).
Mais avant même une potentielle victoire électorale, le New York Times avertit que « leur simple présence sur la scène politique aide à répandre une théorie complotiste qui, en son cœur, voit le gouvernement comme un dangereux ennemi ».
Et en cas de victoires éventuelles, l’impact politique pourrait être non-nul. Travis View, chercheur en théories du complot, également animateur du podcast QAnon Anonymous, estime par exemple : « si vous avez des élus qui pensent que le parti d’opposition est rempli de trafiquants d’enfants, cela pourrait avoir un impact sur les possibilités de voir aboutir de législations bipartisanes ».
En attendant, après avoir longtemps laissé prospérer cette théorie du complot sur leur plate-forme, certains réseaux sociaux tentent désormais d’y répondre alors que QAnon est devenue une composante possible d’un discours électoral.
Pour plusieurs chercheurs spécialistes de ces questions interrogés par la MIT Technology Review, ces actions sont trop tardives pour arrêter QAnon. En revanche, explique Brian Friedberg, chercheur au centre Shorenstein de l’université d’Harvard, ces plates-formes peuvent encore mener quelques actions comme « limiter la capacité de ceux qui promeuvent cette théorie à prêcher sur Twitter ».
Twitter a récemment supprimé 7 000 comptes liés à la mouvance QAnon et pris des mesures pour éviter de la promouvoir. Facebook, qui est l’un des plus grands repaires pour les promoteurs de cette théorie, serait en train de préparer des actions similaires et TikTok a décidé de bloquer certains hashtags liés à cette théorie.