De grande inconnue à étonnante curiosité. Pour les algorithmes de GoogleTrends, qui mesurent les tendances dans les univers numériques, la grande gagnante du double débat des candidats démocrates en vue de la prochaine élection présidentielle aux États-Unis aura finalement été Tulsi Gabbard. Tulsi qui ? Gabbard, représentante démocrate d’Hawaï au Congrès, que cet exercice formel d’affrontement entre 20 candidats, sur deux soirs, a fait partiellement sortir de l’ombre après une prise de parole qui aura duré 6 minutes et 15 secondes, lors de la première rencontre qui s’est tenue mercredi soir en Floride.
La vétérane de la guerre du Golfe, qui, parmi l’ensemble des candidats à l’investiture démocrate, joui d’une des couvertures médiatiques les plus faibles et va chercher pour le moment moins de 1 % des intentions de vote, est devenue, à la surprise générale, l’attraction dans les moteurs de recherche durant ce débat, particulièrement après un échange avec un autre oublié de cette course, le candidat Tim Ryan de l’Ohio, sur l’engagement militaire américain à l’étranger. Gabbard, une démocrate plutôt conservatrice, est ouvertement anti-guerre. Elle est aussi paradoxalement la démocrate la plus appréciée des médias de droite.
L’intérêt pour la candidate trentenaire, qui par le passé a suscité la polémique en raison d’une position plutôt méprisante à l’endroit des homosexuels — elle s’est excusée depuis —, pourrait-il changer le sens de cette course à plus de 20 coureurs ? Pas vraiment, tant la pente qu’il lui reste à remonter est longue et puisque d’autres candidats, peut-être un peu moins remarqués qu’elle par les algorithmes, ont réussi à se démarquer et à renforcer un intérêt déjà ancré auprès des électeurs, commel’a fait la sénatrice de la Californie Kamala Harris, qui sort grande gagnante de ce doublé de débats. Elle était du deuxième, jeudi soir.
Un moment charnière
Quatrième dans les sondages, derrière Elizabeth Warren, Bernie Sanders — qui a réussi à imposer ses idées, mais un peu moins sa personne — et Joe Biden, Kamala Harris a créé ce « moment » que cherchent inlassablement les commentateurs dans chaque débat. Comment ? En attaquant le coureur de tête, l’ex-vice-président Biden, sur son historique politique en matière de droits civiques, sa complaisance passée envers des sénateurs ségrégationnistes et son opposition à une loi fédérale sur le transport scolaire que la candidate a ramené à une expérience personnelle, celle de la jeune écolière issue d’une minorité allant à l’école publique en bus qu’elle a été.
« Cet échange entre Harris et Biden est le premier qui pourrait potentiellement faire changer les choses dans ces deux soirées de débat, a résumé à chaud, sur Twitter, Mo Elleithee, ancien porte-parole du Comité national démocrate. Il y a peu de candidats capables, comme Joe Biden, de connexion émotive et personnelle avec les électeurs. Mais dans cet échange avec Harris, il est loin de ça. »
Pas assez naturelle et un peu trop précautionneuse : les critiques à l’endroit de Kamala Harris sont nombreuses depuis son entrée dans la course, mais jeudi soir la candidate a finalement dévoilé un autre aspect d’elle-même en se posant en véritable présidentiable, prête à faire face à Donald Trump lors du prochain scrutin. Elle l’a d’ailleurs attaqué de front sur ses politiques fiscales, mais également sur ses politiques migratoires inhumaines. Elle s’est aussi élevée au-dessus de la mêlée à plusieurs reprises, dont une fois après un échange plutôt cacophonique entre les candidats qui lui a permis de faire un trait d’esprit. « Les Américains ne veulent pas être témoins d’une bataille de nourriture, a-t-elle dit, déclenchant une vague de rires dans l’assistance. Ils veulent savoir comment nous allons poser de la nourriture sur leur table. »
Une présence forte
À l’heure des bilans, la sénatrice du Massachusetts, Elizabeth Warren, en troisième position dans les intentions de vote dans cette course, semble avoir également tiré profit de ce débat polyphonique en marquant par une présence forte la première rencontre. La candidate, plutôt à gauche dans le spectre démocrate, a imposé son style et ses idées sur la question économique, en s’attaquant une nouvelle fois aux inégalités économiques criantes dans son pays. « Pour qui fonctionne vraiment cette économie ? » a-t-elle lancé en réponse à une question sur les risques que feraient peser les programmes plutôt de gauche qu’elle défend dans plusieurs sphères de l’économie qui actuellement se portent très bien. « Elle fait du bien à une partie mince et de plus en plus mince de l’élite. »
Mme Warren a également donné le ton sur la question de la santé en défendant sa position sur le régime d’assurance maladie universel, sujet clivant entre démocrates et républicains, mais également divisif au sein même des forces démocrates engagées dans cette course. La sénatrice souhaite mettre un terme aux assurances privées dans le domaine de la santé qui, selon elle, ne font qu’entretenir les disparités sociales et fragiliser une grande partie de la population. « Un régime d’assurance maladie public pour tous, c’est la solution au problème », a-t-elle dit, en admettant être au diapason de Bernie Sanders, qui se déclare social-démocrate sur ce point.
Des ascensions étonnantes
Pour le New York Times, c’est toutefois Julián Castro, ancien maire de San Antonio, au Texas, et ex-secrétaire au Logement et au Développement urbain dans le gouvernement Obama, qui sort grand gagnant du premier débat démocrate. « M. Castro s’est affirmé dans les moments clefs du débat sans se montrer désespéré, résume le quotidien américain. Il a pris le contrôle de la discussion sur l’immigration en allant chercher l’assentiment d’autres sur la scène […] et a livré la réplique la plus chaudement applaudie de la soirée en disant : le 20 janvier 2021, nous allons dire adios à Donald Trump. »
M. Castro a ouvert le débat en convoquant l’image forte de la semaine représentant le corps d’un jeune Salvadorien de 26 ans mort noyé avec sa fillette de 23 mois après avoir tenté de traverser à la nage le Rio Grande pour entrer illégalement aux États-Unis. Un cliché qui devrait « tous nous mettre en colère », a-t-il dit en dénonçant les politiques migratoires américaines qui provoquent ce genre de drame.
Les tensions raciales ont également occupé un espace important dans ces deux débats, particulièrement jeudi soir en replongeant le candidat Pete Buttigieg, maire de South Bend, dans une crise politique importante de cette campagne après qu’un policier blanc de sa ville eut abattu un résident afro-américain, Eric J. Logan, 54 ans, il y a quelques jours. Une bavure qui a soulevé l’ire de la communauté afro-américaine de sa ville et qui met depuis le candidat sur le gril. Loin de l’affaiblir, le sujet a surtout permis à Buttigieg de parler de ce racisme systémique qu’il est important de sortir de l’ombre et qui représente « un problème dans [sa] communauté, comme dans de nombreuses communautés à travers le pays ». Solide face à la critique, éloquent et mesuré, M. Buttigieg, qui suit Kamala Harris dans les sondages et précède Beto O’Rourke — la grande déception de ces deux soirées en raison de son incapacité à s’imposer dans les débats —, a également révélé une stature reconnue par plusieurs analystes de la scène politique américaine, qui ont cessé depuis jeudi soir de qualifier d’improbable l’ascension du jeune politicien sur la scène nationale démocrate.